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LE DÉSASTRE.

le même jour de Polytechnique, ils avaient suivi ensemble les cours de l’École d’artillerie à Metz. Têtu, ardent, orgueilleux, despotique, Jacques d’Avol était d’un commerce journalier difficile. Antipathique au plus grand nombre, il demeurait, pour ses amis, d’une noblesse d’âme, d’une délicatesse de cœur exquises.

— La voiture est là, mon commandant.

Un cheval étonnamment maigre soufflait dans les brancards. Le cocher, par compensation, était obèse.

Dès qu’il aperçut l’uniforme de Du Breuil, il manifesta un grand zèle, brossa les coussins, sourit en s’informant de l’adresse, et finit par se hisser sur le siège, avec une joyeuse lourdeur. Un coup de fouet :

— Hue ! Bismarck.

Le crépuscule restait en suspens, dans la splendeur d’une de ces belles journées d’été qui ne se décident pas à mourir. L’avenue des Champs-Élysées, pleine de promeneurs, s’enfonçait dans une demi-clarté jusqu’à la masse sombre de l’Arc de Triomphe. La place de la Concorde ressemblait à une fourmilière. Une clameur s’éleva. La foule se portait en courant vers le Pont-Royal, où sonnait la fanfare d’un escadron en marche. On cria : — « Vive l’armé-é-ée ! » Ces mots, répétés par mille bouches, se prolongeaient dans une rumeur qui s’éloigna, décrut, comme le murmure du vent et de la mer.

Les réverbères s’allumaient dans la rue Royale. Les tables des cafés étaient prises d’assaut. Sur les boulevards, la foule compacte grouillait. Un double courant piétinait le long des trottoirs. On se disputait les journaux frais parus. On parlait haut, on ricanait. Les femmes, en toilette claire, étaient les plus excitées. De gros bourgeois se redressaient avec une mine martiale ; quelques-uns donnaient la main à des enfans déguisés en soldats. Dans un fiacre, trois filles enlacées, bleu, blanc, rouge, saluaient au milieu des bravos et des lazzis. La bleue, une assez jolie blonde, jeta des baisers à Du Breuil, enthousiasmée par ses aiguillettes d’or.

Soudain la Marseillaise, beuglée à pleins poumons, retentit. Les voitures durent s’arrêter. Des blouses blanches, en tête d’une colonne où les casquettes se mêlaient aux chapeaux de soie, fonçaient à travers la chaussée. Ces énergumènes saisissaient les chevaux à la bride, brandissaient des gourdins. Un vieillard barbu criait si fort que les yeux lui sortaient de l’orbite. À côté de lui,