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militaires avec les Russes et avec les Turcs, en vue « de détruire les républicains dans la Méditerranée. » Il emmenait les deux émigrés, Phélypeaux et Tromelin. Quelqu’un suggéra l’idée d’une grande expédition de flibustiers dans les colonies espagnoles : opération de guerre, de commerce et aussi de finance, car il y avait là des métaux précieux accumulés dont on ferait monnaie pour la bonne cause. Les ministres anglais pensèrent que ce serait le cas d’employer les émigrés français, ceux de la chouannerie, en particulier, qui ne demandaient qu’à se battre ; lord Cambefort s’en ouvrit à Frotté. Mais Frotté n’était fanatique que de la royauté, et il ne savait pas séparer la cause de son roi de celle de la France. Il lui parut qu’il travaillerait non à restaurer la monarchie française, mais à diminuer la France, et il refusa l’occasion d’acquérir une gloire « ternie par le service anglais », selon le mot de son ami Hyde de Neuville[1].

Pitt se tourna vers la Russie : c’était une coalisée toute fraîche ; elle apportait le secours inappréciable d’une armée intrépide et encore invaincue. Grenville adressa, le 16 novembre, à lord Withworth, ambassadeur à Pétersbourg, une grande dépêche où se découvrent, avec les vues permanentes de l’Angleterre, le dessein qui devait être le lien des coalitions jusqu’en 1815 : former une triple alliance entre la Russie, l’Angleterre et l’Autriche, y attirer la Prusse, soutenir Naples ; si l’on réussissait à chasser les Français de l’Italie, l’Autriche, qui garderait Venise, reprendrait la Lombardie ; les Pays-Bas réunis à la Hollande formeraient une barrière aux ambitions de la France. Cette ouverture trouva Paul Ier assez disposé à se donner la gloire de pacifier l’Europe ; mais ces fumées généreuses ne faisaient que traverser son imagination fantasque. Les intrigues de sa cour, sa brouille avec la tsarine, son irritation contre son fils et héritier présomptif Alexandre, sa passion surtout pour Mlle Lapouchine l’occupaient infiniment plus que la politique, plus même que les fameuses revues à la prussienne et les pompes orthodoxes : il en oubliait la caserne et l’Église, la parade et les vêpres.

Au culte platonique, voué naguère à cette belle personne, avait succédé une fureur amoureuse ; il y a lieu de croire que, pour un moment, Paul se crut heureux, car il se montra reconnaissant avec profusion : il plaça la fille, à sa cour, à côté des

  1. La Sicotière, Frotté ; — Hyde de Neuville, Mémoires.