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LE DÉSASTRE.

divers élémens. Là encore, les Prussiens, avec leurs corps d’armée autonomes, constitués à l’avance, lui parurent avoir l’avantage.

Du Breuil, lors des guerres précédentes, lieutenant d’artillerie limité à son étroit cercle d’action, n’avait eu qu’à partir, à se battre. Cette fois, il assistait à l’envers des choses. Naguère, humble rouage de la machine, il mettait aujourd’hui la machine en branle. Il était au centre de l’agitation, au cœur même de l’armée. Tout partait de là. Tout s’y répercutait. Des milliers de dépêches étaient expédiées, reçues. Et les généraux, les états-majors, les services administratifs, artillerie, génie, infanterie, cavalerie, forces actives, réserve, s’entassaient dans les trains. Aux points de rassemblement, tout débarquait pêle-mêle, hommes, chevaux, matériel, approvisionnement, dans une confusion extrême. Les gares étaient encombrées, mais les magasins étaient vides. De tous côtés arrivaient les doléances, les réclamations.

Journée de labeur écrasante. Ce lui fut un allégement inexprimable de pouvoir quitter le bureau vers sept heures. Il prit le chemin de son entresol, rue de Bourgogne. Et rageur, il revoyait en route les figures croisées dans le brouhaha des couloirs : le petit dragon roux (Vacossart) tout joyeux de partir ; un prêtre jovial et trapu, qui sollicitait une commission d’aumônier et dont il avait pris le nom, l’abbé Trudaine ; Védel enfin, son cousin Védel, adjudant-major au 93e de ligne. Il sourit avec un peu de dédain, à la pensée de ce brave garçon. Un parent pauvre, un peu rustre.

— Rien de nouveau, Frisch ?

Son ordonnance, long corps aux cheveux filasse, très dégourdi sous ses manières gauches, et qui lui était dévoué, ne l’attendait plus :

— Le commandant d’Avol est venu deux fois. Il a laissé une lettre pour mon commandant.

Et Frisch, levé en sursaut, immobile, parvint à dissimuler une assiette de poulet au blanc, que venait de lui glisser la cuisinière du second.

Jacques à Paris, quelle bonne surprise !

Du Breuil entra dans un petit salon, tendu de damas cerise, où des armes anciennes s’entre-croisaient au-dessus d’un divan d’Orient. Un roman d’Octave Feuillet, à demi coupé, reposait à l’angle de la cheminée. Des partitions de musique surchargeaient le piano ouvert. La lettre de D’Avol était en évidence sur une