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adhésion à la politique russe, il trouvait un double avantage économique et politique. Il craignit que le triomphe complet du Japon ne fût le prélude d’un essor prodigieux de sa marine marchande et de la ruine du cabotage allemand dans les mers chinoises[1]. En s’alliant à la Russie, l’Allemagne entrevoyait déjà ses cargo-boats transportant les denrées chinoises et japonaises à Vladivostok ou au port terminus, quel qu’il fût, du Transsibérien : ainsi, dans l’exploitation de la Chine, l’Allemagne réservait sa part de bénéfices. Une guerre pouvait sortir de l’ultimatum posé au gouvernement mikadonal ; elle aurait lieu surtout sur mer : quelle magnifique occasion pour les escadres russe et allemande d’écraser la jeune et déjà glorieuse marine du Japon ; quel beau coup de filet surtout à faire sur tous ces navires de la Nippon-Yusen-Kaisha, alors nolisés par le gouvernement et réunis à Talienwan ! Les détruire, c’était supprimer pour le cabotage allemand la plus dangereuse des concurrences, lui assurer pour longtemps une grosse part des transports dans les mers orientales. L’empereur Guillaume II obéissait en outre à des préoccupations politiques : il saisissait une occasion de se rapprocher de la Russie et d’infliger à l’Angleterre un échec retentissant. A elle seule, cette considération était de nature à le décider. S’il y a quelque chose de clair dans la politique de l’empereur d’Allemagne, n’est-ce pas le désir d’isoler l’Angleterre, de combattre sur tous les points du globe sa politique égoïste et envahissante, de ressusciter contre elle les vieilles idées de blocus continental et de ligue des neutres ?

Nuire à l’Angleterre fut d’ailleurs le seul résultat de l’intervention allemande : la guerre n’éclata pas, les bâtimens japonais ne furent pas détruits, et de l’achèvement du Transsibérien le cabotage allemand ne profitera guère : il n’avait pas prévu que l’aboutissement du Transasiatique se ferait non point à Vladivostok, mais à Hankow !

  1. On sait que l’Allemagne, depuis 1870, a cherché à développer son commerce en Extrême-Orient ; elle fait à l’Angleterre, dans l’exportation des produits manufacturés, une concurrence redoutable. Les deux puissances se sont nui réciproquement pour le plus grand profit de la Russie et du Japon. L’Angleterre a conservé la majeure partie du trafic d’Extrême-Orient en Europe, mais le cabotage a passé aux mains des Allemands ; de Singapore et de Saigon à Vladivostok ils ont mis un très grand nombre de petits vapeurs en circulation ; ils se sont faits les rouliers des mers chinoises.