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Mais ce fut surtout le développement économique de l’Extrême-Orient qui encouragea les Russes dans leur entreprise. Eblouis par les progrès du peuple japonais, les Européens crurent que la race jaune tout entière allait s’éveiller de sa longue apathie : il fut de mode de prophétiser la conquête de l’Occident par les Célestes ; on crut la Chine capable de s’organiser elle-même, de devenir par son propre effort une nation productrice et exportatrice ; un avenir indéfini de richesse et de prospérité sembla réservé au chemin de fer qui par une voie plus courte et moins coûteuse que celle de Suez jetterait sur l’Europe le stock énorme des marchandises chinoises. Entre la Chine et l’Europe, la Russie apparut comme « l’honnête courtier » de l’avenir. Dès lors les esprits s’enhardirent en Russie jusqu’à prévoir l’aboutissement du Transsibérien, non plus à Vladivostok ou à Port-Lazareff, mais au cœur même de l’Empire du Milieu[1]. On comprit que la régénération, ou plutôt l’exploitation de la Chine serait l’œuvre, non des Chinois eux-mêmes, mais d’un peuple plus actif, plus avancé et plus hardi. Quel serait ce peuple, à qui seraient réservés les immenses bénéfices de la mise en valeur de l’antique Cathay ; serait-ce à la Russie, à l’Angleterre, au Japon, voire même à la France, à l’Allemagne ou aux Etats-Unis ? Telle était la question ; elle apparaissait bien dès lors sous sa vraie forme : qui exploitera la Chine ?


III

La guerre sino-japonaise a modifié profondément la situation respective des concurrens. Avant ce conflit, la Russie et l’Angleterre, seules en présence, se préparaient en silence à la lutte pour la Chine ; peu s’en fallut que le traité de Shimonosaki ne tranchât la question en faveur du troisième larron, le Japon.

Ce furent les Anglais qui, dans la première moitié de ce siècle, réussirent les premiers à ouvrir au commerce quelques ports de la Chine : à Hong-Kong, à Canton, leurs négocians s’installèrent et amassèrent très vite des fortunes colossales. Ils vendaient l’opium indien et les cotonnades britanniques, achetaient les thés et les soies ; et lorsque la Chine voulut faire cesser ce

  1. Déjà en 1889 les marchands (réunis à Nijni-Novgorod demandaient « un embranchement courant sur les frontières de la Chine pour faciliter les échanges avec les parties les plus peuplées de l’empire chinois. »