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« Tout lieu où je ne le possède pas est pour moi la tombe ; le monde entier m’est amer comme fiel.

« Ma pauvre tête se dérange, mon pauvre esprit s’en va en lambeaux.

« Ma paix est passée, mon cœur est lourd ; je ne le retrouverai jamais, jamais plus.

« C’est lui que j’attends à la fenêtre, c’est pour lui que je quitte la maison.

« Sa fière démarche, sa noble stature, le sourire de sa bouche, la puissance de ses yeux, et de sa parole l’abondance enchanteresse, le serrement de sa main, et son baiser, hélas !

« Ma paix est passée, mon cœur est lourd ; je ne le retrouverai jamais, jamais plus.

« Mon cœur s’élance vers lui ; ah ! si je pouvais l’étreindre et le retenir,

« Et le baiser à ma volonté, de ses baisers dussé-je mourir[1] ! »

C’est ainsi qu’en évoquant ses propres souvenirs, en les incarnant dans une figure qu’il n’achève pas de fixer, en les mêlant au drame ou en leur laissant le ton lyrique qui leur convient, Gœthe écrit, sans y songer, la partie la plus humaine, la plus vivante de son chef-d’œuvre, cette « tragédie de Marguerite » qui, malgré tous ses efforts, ne s’est jamais complètement fondue dans Faust, et sans laquelle cependant Faust ne serait qu’une œuvre morte. Cependant, les dix premières années du séjour de Weimar chassent le romantisme et la « sensiblerie ». Gœthe devient un penseur et comme tel, quand il reprend sérieusement son œuvre, il songe d’abord à reléguer Marguerite à la place qui convient à une petite fille aussi modeste : c’est-à-dire qu’il la néglige, en tâchant de développer les autres élémens. C’est la période des scènes « à côté », solennelles et prétentieuses, et d’ailleurs fort inégales. D’abord (1787-1788), la scène si fastidieuse : Cuisine de sorcières, et la scène si belle : Un bois et une grotte, qui marque un premier effort pour ramener au premier plan Faust, délivré de Marguerite, repris par ses grandes pensées et ses vastes désirs (« Sublime Esprit, tu m’as tout donné… ») ; puis cet insupportable Rêve d’une nuit de Walpurgis, bourré d’allusions aux événemens littéraires de l’époque, où l’on voit passer les figures falotes des dieux

  1. J’emprunte la traduction des morceaux de Faust que je cite à l’excellente traduction de M. Camille Benoit ; Paris, 1891.