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« si Gœthe ne serait pas, dans le monde poétique, ce qu’est Napoléon dans le monde politique. » Quelques-uns se sont étonnés qu’en un tel moment, où chancelait l’équilibre du monde, où l’apparition et le triomphe d’un homme extraordinaire menaçaient avec l’existence des anciens États celle des vieilles traditions, une œuvre littéraire ait pu paraître sans être aussitôt étouffée et condamnée à l’oubli. La parole de Wieland, d’une candeur si belle, nous explique comment, malgré la tempête qui grondait, à la veille d’Iéna, Faust put être accueilli comme si l’ordre et la sécurité eussent régné sur la terre, et comment l’enthousiasme qu’il suscita d’emblée put traverser sans s’éteindre la période des sept années de jeûne, de misère, d’invasion qu’inaugura, pour la patrie de son auteur, la campagne de Prusse. L’Allemagne de cette époque était vraiment « intellectuelle ». Les œuvres de la pensée y semblaient plus importantes et plus durables que celles de la politique. Elle les saluait comme des victoires. En voyant éclore enfin le chef-d’œuvre lentement mûri de celui qu’elle avait sacré, selon cet autre mot de Wieland, « roi de ses génies », elle se réjouissait sans songer qu’il était peut-être à la merci des faits ; que les événemens pouvaient arrêter sa carrière et l’envelopper d’oubli ; que, dans les jours troubles qui commençaient, de bons canons eussent été plus utiles que de beaux vers ; et que les hommes nécessaires, à cette heure, ce n’était ni le conseiller Gœthe ni le professeur Hegel, c’était le ministre Stein et le général Scharnhorst. Cette foi naïve a entouré l’œuvre, l’a soutenue à travers l’âpreté des temps, pendant cette sorte d’enfance de ses premières années d’où dépend en partie l’avenir des livres comme celui des hommes. Elle en a élargi le sens, elle l’a faite nationale et légendaire, elle l’a pour ainsi dire préparée à ses hautes destinées. Si Faust est devenu un « poème mondial », il ne le doit pas seulement à sa grandeur poétique, il le doit aussi — je serais tenté de dire surtout — à cet accueil, à cette espèce de « cristallisation » qui l’a enrichi du génie d’un peuple, qui a fleuri la pensée du poète de beaucoup de pensées étrangères et de rêves inconsciens.

Quant à Gœthe lui-même, si l’on veut savoir l’opinion qu’il avait de son œuvre, on peut voir dans les Conversations avec Eckermann qu’il l’admirait pour le moins autant que les contemporains. Il disait : « Le Faust est un sujet incommensurable », tout simplement. Il l’aimait aussi, comme il aimait sa propre personne