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retrouver toute leur âme et toute leur pensée, et qu’ils ne se lassent jamais de commenter.


III

Un intervalle de dix-huit années s’est donc écoulé entre la publication du Fragment de Faust et celle de la première partie entièrement achevée. Ce long espace de temps ne fut point perdu pour la gloire de l’œuvre qui, si l’on peut dire, se cristallisait dans l’attente. On en parlait comme d’une chose énorme ; sa publication future apparaissait comme un événement aussi important que la prise de la Bastille, que les victoires de Napoléon. Dans ses Entretiens sur la poésie, Auguste-Guillaume Schlegel annonçait que Faust renfermerait et manifesterait le génie entier de Gœthe, prendrait rang à côté des œuvres suprêmes des hommes, marquerait le point de départ d’une poésie nouvelle et serait pour les temps modernes ce que la Divine Comédie a été pour le moyen âge. Pendant que Schlegel vaticinait ainsi dans l’Athenæum, Schelling renchérissait dans ses cours, et, tout en découvrant, lui aussi, au fragment un « sens dantesque », le proclamait « plus divin que l’œuvre de Dante. » Les scènes disjointes qu’il avait sous les yeux suffisaient à le persuader que cette œuvre, qui se laissait plutôt deviner que connaître, « serait en tout sens originale, comparable à elle seule, ne reposant que sur elle-même. » Hegel lui-même se mettait de la partie, s’occupait du Fragment dans la Phénoménologie de l’Esprit (1807), et « l’éclairait » — selon M. Kuno Fischer — par cette lumineuse définition : « C’est la conscience individuelle dans laquelle s’est glissé l’esprit de la terre. » Ainsi, dès avant son achèvement, Faust était célèbre, et tombait entre les mains magnifiantes et dangereuses des commentateurs. Les orages de la période où il parut, — la plus agitée et la plus tragique qu’eût traversée l’Allemagne depuis la guerre de Trente Ans, — furent impuissans à retarder sa fortune : nous avons vu que les grands esprits de Weimar contemplaient avec sérénité les convulsions du monde, troublés seulement quand les canons grondaient devant leurs portes. L’œuvre nouvelle leur sembla aussitôt si considérable, qu’ils l’égalèrent aux événemens. Tout à l’heure, Schlegel comparait l’action de Gœthe à celle de la Révolution française. Wieland, que les scènes de la nuit de Walpurgis avaient d’abord effrayé, se demandait maintenant