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à le traiter philosophiquement, et l’imagination sera obligée de se mettre au service de la raison… » Gœthe lui réplique aussitôt : « Merci de vos premières paroles sur la résurrection de Faust. Je suis sûr que vos vues sur l’ensemble de l’ouvrage seront toujours les mêmes ; mais rien n’est plus encourageant que de retrouver sa pensée et ses projets en dehors de soi, et c’est surtout votre sympathie qui est pour moi féconde en plus d’un sens. » Schiller reprend : « Je viens de relire les fragmens de Faust ; quand je pense au dénouement d’un pareil sujet, j’en ai le vertige. Rien de plus naturel, car tout repose sur une intuition, et tant qu’on n’y est pas arrivé, des matières même moins riches ne pourraient manquer d’embarrasser l’esprit. Ce qui m’inquiète surtout, c’est que, d’après le plan, le poème de Faust exige cette grande quantité de matières, afin qu’au dénouement l’idée puisse paraître complètement exécutée ; et je ne connais pas de lien poétique assez fort pour contenir une masse qui tend ainsi à déborder sans cesse. Mais patience, vous saurez vous tirer d’affaire. Il faudra, par exemple, que vous conduisiez votre Faust au sein de la vie active ; et quelle que soit la scène sur laquelle vous vouliez l’introduire, la nature du héros le rendra nécessairement trop grand et trop compliqué. Il sera également très difficile de tenir un juste milieu entre les parties qui ne peuvent être que de la raillerie, et celles qu’il faudra traiter sérieusement. Ce sujet me paraît prédestiné à devenir une arène où l’esprit et la raison se livreront un combat à mort… Je suis impatient de voir comment la légende populaire pourra se marier avec la partie philosophique du poème. »

Si l’on compare la pièce nouvelle, dont ces conseils favorisèrent l’éclosion, au Fragment, on reconnaîtra que Gœthe n’exagère rien en reconnaissant que Schiller éclaira sa propre pensée : car c’est incontestablement sous l’influence de son ami qu’elle se développe et s’élargit. En effet, pendant la première période de sa genèse (1771 à 1775), Faust ne fut guère qu’un drame de Sturm und Drang, à trois personnages, dont deux n’étaient qu’un « dédoublement », inspiré des sentimens de révolte et de spleen exprimés déjà dans Werther, et du goût pour la « Renaissance allemande » qu’avait manifesté Gœtz de Berlichingen. Les scènes que Gœthe composa pendant les années suivantes ne sont en somme consacrées qu’à développer la « tragédie de Marguerite ». C’est à partir de 1797 seulement, sous l’influence de Schiller, que