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REVUE DES DEUX MONDES.

Suppliante, la voix répétait :

Oh ! camarates ! camarates !

Et l’accent était si poignant, que les deux Français s’arrêtèrent. Un visage pâle, de Christ roux, s’éclaira soudain à la lueur de la lanterne ; des mains jointes se tendirent ; on vit le cou entaillé, la nuque sanglante du soldat. Bersheim fut pris d’un tremblement, parla très bas, très vite, comme dans un accès de fièvre :

— Je ne peux pas… Il y a des Français… Ce n’est pas mon affaire de ramasser des ennemis…

Il y eut un court silence. Devant cette face blanche, bouleversée de peur et de souffrance, Du Breuil était envahi d’une sensation nouvelle, inéprouvée encore, d’émotion intense, de désarroi. Rien ne subsistait en lui de la rage sourde ressentie naguère à s’imaginer le visage de l’ennemi, teint rouge, durs yeux bleus, barbe fauve. Tombé aussi, l’élan de haine contre les masses grouillantes, impersonnelles ! Une obscure fraternité le prit aux entrailles. Il ne vit plus qu’un malheureux, eut le cœur noyé d’un irrésistible flux de compassion humaine.

Le Prussien ouvrait sur eux des yeux dilatés par un immense espoir. Ses traits s’agrandissaient. Son sourire eût attendri des pierres.

— Mon Dieu ! gémit Bersheim. — Et Du Breuil vit bien qu’il n’osait pas secourir l’Allemand devant lui, à cause de lui, officier, dont tant de camarades, tant de frères inconnus saignaient là pêle-mêle. Il eut un déchirement brusque. Ah ! quelle pitié, quelle pitié, que cette boucherie ! C’était un homme, ce Prussien !

— Prenez-le, dit-il tout bas.

— Oui, oui, fit Bersheim. Aide-moi, Thibaut.

— Merci, merci, camarates ! répéta le blessé ; et il fit effort pour se lever, mais un flot de sang jaillit de sa bouche ; on le lâcha, il était mort.

Du Breuil, ivre de dégoût, ne sut plus comment il avait quitté Bersheim. Il lui sembla qu’il l’avait laissé promenant sa lanterne sur des faces de morts, tâtant leurs joues froides, cherchant des blessés ; mais il n’en était pas sûr. Seul, au pas éreinté de Cydalise, il se dirigeait vers Metz. De nouveaux villages incendiés flambaient, sur les hauteurs du plateau. On entendait vers Noisseville des hourras et les accens lointains d’une musique allemande, pareille à un chant de victoire. Nos troupes piétinantes,