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carriole le petit lieutenant blessé. Schneiber, les mains noires de poudre, jeta le fusil qu’il avait ramassé, et, Poulot tenu par la bride, on eut vite rejoint la grand’route. Il pouvait être sept heures. Un vent d’orage courait dans les hauts peupliers. Le crépuscule, sinistre, tombait.

Aux cahots de la voiture, car la chaussée était jonchée à chaque pas d’armes, de vêtemens, de sacs, le blessé, toujours évanoui, poussait de longs soupirs, une plainte d’enfant, très douce. Du Breuil, à la fin, ne l’entendait plus. Les oreilles bourdonnantes du fracas décroissant de la lutte, les tempes cerclées d’une atroce migraine, il remâchait avec fureur son impuissance. À sa hauteur, roulée dans le même reflux, une compagnie en retraite cheminait. Battus, ces hommes-là ! Allons donc ! La rage éclatait dans leurs yeux. Fourbus, noirs, déchirés, superbes, ils s’en allaient d’un pas vif encore. Battus ! Était-ce possible ?… Ils prirent à gauche, gagnant les hauteurs.

La carriole longeait maintenant une file de chasseurs à pied, nu-tête, sans armes, débandés. Ivres de fatigue et de faim, ils chantaient à pleine gorge :

Le général Frossard
N’est qu’un sal’rossard !

À la vue des insignes de Du Breuil, ils ricanèrent. La nuit s’était faite. La carriole roulait toujours, côtoyant des femmes, des voitures pleines de blessés, des fourgons, des cantines. Du Breuil, soudain, se retourna, mordu au cœur. Un cri aigre, strident, grinçait : — « À Berlin ! à Berlin ! » Qui donc raillait ainsi ? Avec un rire sanglotant, la voix enrouée jeta de nouveau : — « À Berlin ! à Berlin ! »… Ah ! ces mots, quel souvenir !… Et sur le toit d’une cantine, la patte ficelée à son perchoir, Du Breuil aperçut un perroquet vert tout hérissé, qui s’égosillait en battant des ailes.

Sur la droite, à quelques centaines de mètres, une fusillade éclata. Et ce fut une panique sans nom, une bagarre, des cris de femmes étouffées, des galops. Puis des feux rouges ; la gare. Une foule en délire s’écrasait dans les salles. Le long du quai, des enfans, des vieillards couraient. On voyait sur le Kaninchensberg de longs éclairs jaunes. Puis une détonation et dans le ciel noir, au-dessus de la ville, des obus éclataient. Les forges de Styring jetaient au loin d’immenses lueurs, et tout près de la station, la fusillade, furieuse, reprenait.