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mée, le plateau de Spickeren au premier plan s’étalait avec ses bois, ses clairières, ses champs, ses ravins. Partout un fourmillement rouge et bleu. Du Breuil distinguait l’éparpillement des tirailleurs, les lignes plus denses des compagnies ; des casques noirs se mouvaient du côté de la forêt de Saint-Arnual. Les batteries crachaient à toute seconde l’éclair fusant des coups. Elles étaient enveloppées de petits floconnemens de fumée vite dispersés dans l’immense voile flottant et roux qui se déchirait par endroits. Au delà de l’Éperon, visible par momens lorsque le vent s’élevait, le versant opposé de la vallée étageait ses pentes lointaines jusqu’aux hauteurs du Galgensberg et du Keppertsberg. Des batteries allemandes les couronnaient d’un cercle de feux, et l’on en voyait descendre de l’infanterie, en colonnes noires, qui dessinaient à droite et à gauche vers les bois leurs mouvemens tournans. Une foule de casques se mouvait encore, plus à gauche, en avant de Styring… Ses regards le rivaient à ce panorama vivant. Le clocher tout entier vibrait à certaines décharges plus violentes, et l’odeur acre de la poudre était si forte qu’elle prenait à la gorge. Il percevait dans la rumeur confuse des appels lointains, cris de rage et de triomphe, commandemens suprêmes, plaintes de mourans.

Un petit bois masquait en partie la vue de l’Éperon. Cependant, à l’aide de sa lorgnette, Du Breuil put distinguer à cet endroit un mouvement insolite. Des fanfares étouffées lui parvinrent ; des hurrahs joyeux. Était-ce possible ? Des casques à pointe brillaient dans le premier retranchement. Eh bien ? à quoi pensent les vitriers ! Le 10e bataillon de chasseurs était là pourtant. Soudain, après un long corps à corps, une ligne flottante se replia, gagna l’abri du second retranchement. Mais elle s’élançait à nouveau, enlevait l’Éperon ; plus un casque. Un voile de fumée s’interposa. Dissipé au bout d’une minute, Du Breuil vit avec consternation une masse noire fourmiller à la place des chasseurs. Ils étaient donc enragés, ces Prussiens !

Trois heures sonnèrent. Du Breuil, grisé, avait perdu la notion du temps, du lieu. Presque inconsciemment, il descendit, se retrouva sur la place. Un général et son état-major, pied à terre, se tenaient à l’ombre sous un quinconce. Deux hussards d’escorte gardaient les chevaux, qui s’ébrouaient, le flanc creux. Puis, ne trouvant pas d’herbe, ils renversèrent l’encolure, afin de tondre des branches basses, mâchant, avec le mors, les feuilles et l’écume.