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LE DÉSASTRE.

— Du Breuil, dit le colonel Laune, j’ai du travail pour vous !

Il était plus mince, plus sec encore que de coutume, tendu comme un arc d’acier. C’était un des rares qui restassent lucides au fort de l’ouvrage, prompts, décisifs. Des têtes se levèrent. Le commandant Décherac, un aimable garçon, serra la main de Du Breuil. Plusieurs lui sourirent. D’autres ne bougèrent pas. Le visage sardonique de Floppe, un capitaine malingre et blême, suait l’envie.

— Tenez ! dit Laune en baissant la voix, rédigez-moi ce rapport. Le général Lebrun l’attend.

Il se mit à l’œuvre. À sa droite, un lieutenant-colonel à lunettes, grisonnant, bedonnant, très peu militaire, taillait, avec une attention extraordinaire, une plume d’oie. En face de lui le commandant Kelm, un camarade du Mexique, écrivait, écrivait d’une façon vertigineuse, tout en mordant sa moustache. Quand Du Breuil, de loin en loin, levait la tête, il rencontrait, à l’autre bout de la salle, le regard grave d’un officier qu’il ne connaissait pas, nommé Restaud, et dont la laideur intelligente lui inspirait un commencement de sympathie.

La chaleur était étouffante. Un garçon entra, portant un plateau chargé de chopes. Il dut revenir avec de nouvelles canettes. Un officier réclamait de la glace, un autre de la limonade. Comme Du Breuil se replongeait dans sa besogne, le grand, long, très long colonel Charlys, chef du service des renseignemens, vint, à deux pas de lui, conférer avec Laune. Ils causaient assez haut pour qu’on pût entendre. « Vraiment ! c’était insupportable ! disait Charlys. (Sa figure osseuse faisait songer à Don Quichotte). — « Les renseignemens, le plus souvent, étaient transmis à l’Empereur et au maréchal Lebœuf par des agens secrets. L’état-major ignorait ainsi tout ce qui concernait la politique générale, la raison d’être des opérations. Le personnel d’espionnage était insignifiant. Par suite, la feuille quotidienne de renseignemens, composée d’informations de seconde main, jointes à celles que les chefs de corps fournissaient chaque jour, ne pouvait mentionner aucun fait important. » À ces doléances, le colonel Laune répliqua qu’il en était de même de certains ordres de mouvement. Donnés directement par l’Empereur ou le major général, ils échappaient à la filière des bureaux. Tous deux blâmèrent ces irrégularités. Il eût fallu une volonté, une direction uniques.

— Notre tâche, reprit le colonel Charlys, ne doit pas être