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Quand Rousseau lui demandait ainsi de l’argent, M. de Montaigu aurait pu lui dire : « Attendez qu’on m’en donne, et vous aurez votre part. » Mais, en disant cela, il aurait découvert le roi son maître. Les embarras financiers du gouvernement de Louis XV constituaient une espèce de secret d’Etat. L’ambassadeur de France n’a pas jugé à propos d’en faire part à un subalterne, et à un subalterne étranger : l’en blâmerons-nous ? Et puisqu’une partie de l’art du diplomate consiste à savoir cacher ses propres secrets, et à deviner ceux des autres, ne voyons-nous pas que M. de Montaigu s’entendait au premier point, tandis que Rousseau, avec toute la supériorité qu’il s’attribue sur son maître, n’a pas su trouver le mot d’une énigme qui pourtant n’était pas difficile ? Avec un peu plus de finesse et de jugement, Rousseau aurait vu le nœud de la situation, et aurait pris son parti. Il n’était en réalité que le secrétaire de l’ambassadeur, mais il remplissait les fonctions de secrétaire d’ambassade, et il tenait beaucoup, — beaucoup trop, — aux prérogatives qu’elles lui donnaient : il faut prendre le bénéfice avec les charges. Jean-Jacques avait l’honneur de servir un noble pays ; l’argent manquait : il fallait se soumettre à des privations, c’était tout simple. Quelques mois auparavant, dans la retraite de Prague, Vauvenargues avait passé par des épreuves bien autrement rudes, et n’avait pas tant songé à lui-même et à ses aises.

Le comte de Montaigu revint en France au printemps de 1749. La paix avait été signée à Aix-la-Chapelle l’année précédente, le Trésor français était dès lors en mesure de payer à l’ambassadeur l’arriéré de son traitement : c’est ce qui eut lieu sans doute ; et aussitôt M. de Montaigu régla la vieille dette qu’il avait conservée envers Rousseau. « Je reçus, dit celui-ci, ce qu’on voulut me donner. » Il consentit donc, de guerre lasse, à transiger sur ses prétentions ; il eût été plus sage de s’arranger à Venise même avec l’ambassadeur. En somme, celui-ci n’était pas assez au large pour se montrer facile et coulant sur la question d’argent ; c’est dommage, mais ce n’était pas sa faute. S’il ne se conduisit pas en grand seigneur, s’il fut serré, c’est tout ce qui est prouvé ; et nous ne pouvons pas suivre Rousseau quand il charge le comte de Montaigu d’une « friponnerie bien basse », à propos de leur différend au sujet du poids d’un certain ballot, que Rousseau avait fait venir de Paris, et dont l’ambassadeur lui réclamait le port qu’il avait payé. L’affaire eût été tirée au clair s’ils l’avaient