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V

Ce serait être injuste envers les Athéniens que de ne pas opposer à ces débordemens trop réels le rôle idéal qu’ils assignaient à l’orateur. Ils avaient de bonne heure connu l’éloquence et s’en étaient fait tout de suite une idée très haute ; mais justement pour cela, et parce qu’ils en voyaient l’efficacité dans le gouvernement, ils en vinrent bien vite à la considérer comme une force dont il fallait régler l’usage. Ce qu’ils ne purent régler, ce furent ses progrès ; elle les déborda de tous côtés par ses ressources rapidement accrues, par ses habiletés dont le secret échappait, dont les effets seuls étaient sensibles ; et nous touchons ici à la vraie cause de la toute-puissance des orateurs : c’était leur art surtout qui les faisait craindre. Leur immoralité, leur absence de scrupule, sautaient aux yeux ; mais leur action, souvent irrésistible, sur le peuple, la facilité avec laquelle ils retournaient l’opinion, voilà ce qu’on ne s’expliqua jamais bien à Athènes et ce qui mérite que nous nous y arrêtions.

Il est banal de rappeler que, déjà dans Homère, on sait se servir de la parole et que ce talent y est aussi prisé que la vigueur physique et le courage. A l’aurore de la vie grecque ou, du moins, dans le plus ancien tableau qui nous la représente, nous trouvons donc ce respect, cette admiration pour l’éloquence et pour les qualités intellectuelles qu’elle suppose, qui sont au nombre des traits caractéristiques de la race. Aux époques qui suivent, nous ne savons rien de ses destinées ni des sentimens qu’elle inspire ; il faut descendre jusqu’à Solon et aux Pisistratides pour entrevoir, dans les luttes qui troublent alors Athènes, de grands orateurs qui jouissent d’un renom mérité. L’éloquence a dès lors sa place dans la cité, et comme, à côté du bien qu’elle fait, apparaît le mal dont elle est capable, on la réglemente.

Remontaient-elles à Solon ces vieilles lois qui la concernaient et que nous connaissons par Eschine ? Ce qui est certain, c’est que très tôt, à Athènes, on légiféra sur les orateurs. La première chose à exiger d’eux était qu’ils eussent cette expérience qui ne s’acquiert que par un long usage des hommes et des choses ; aussi les jeunes gens étaient-ils écartés de la tribune ; dans les assemblées mêmes, la parole, sur chaque question, était donnée d’abord aux citoyens les plus âgés. « Qui veut parler, demandait le