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continent, et indemniser les Prussiens en Pologne, ou, au besoin, sur la Baltique. « Alors, véritablement l’Europe occidentale sera en paix. Je vois venir toutes les combinaisons[1]. »

Haugwitz les voyait aussi. Dès 1793, il s’était rendu compte que le dessein de la France était de s’emparer des côtes, d’occuper le Hanovre, d’isoler l’Angleterre. La perspective que lui entr’ouvrait Sieyès ne lui paraissait certainement pas plus tentante que ne lui parut la réalité, lorsque, plus tard. Napoléon accomplit le dessein et lui donna son véritable nom : le système continental. Le fait est qu’il fallut Iéna et le décret de Berlin pour y contraindre, sinon pour y gagner les Prussiens. « Ils mettent toujours, écrivait Sieyès, une sorte d’honneur à repousser toute idée d’alliance. Ils parlent de la probité et de la conscience timorée de leur roi. Je rends hommage à cette conscience, en regrettant qu’elle n’ait pas été l’apanage de la Prusse depuis cent ans. » Que parlait-on de conscience à Berlin, et que devenaient les traditions du philosophe conquérant de Sans-Souci ? « Je parierais bien que cette prétendue conscience fera place avant peu à un sentiment d’intérêt plus actif et peut-être plus rapace que les autres. »

Le Directoire ne s’expliquait point ces hésitations ; Talleyrand se sentait déconcerté par ces scrupules. — Comment, écrivait-il, le jeune roi qui « se fait gloire d’apprécier et de prendre pour modèle l’immortel Frédéric... peut-il hésiter à saisir nos ouvertures ?... Est-ce notre force ou notre volonté qu’on suspecte ? » Le Directoire, comme plus tard Napoléon dans des conjonctures analogues, ne s’arrêta point à ces curiosités psychologiques. Il mit la Prusse au pied du mur. « Si pour la quatrième fois nos excitations n’aboutissent qu’à prolonger sa léthargie, peut-être sa mauvaise volonté, écrit Talleyrand, le 24 juillet 1798... nous mettrons alors tous nos soins à nous passer d’elle... et si elle recueille les fruits amers de la résistance à nos vues... elle n’aura point à nous reprocher de l’avoir trompée ou trahie... » Sieyès n’était point homme à atténuer ces déclarations. « Le Directoire exécutif, dit-il à Haugwitz, fera la paix avec vous, sans vous ou contre vous... Si nous marchons de concert, la paix sera bonne, prompte, solide, conforme à vos intérêts comme aux nôtres... Si nous marchons sans vous, gare au nouveau traité de Campo-Formio ! »

Mais Sieyès eut beau appliquer le fer rouge, rien ne put secouer

  1. Rapports de Sieyès, 14 et 24 juillet 1798. — Comparer l’Europe et la Révolution française, t. IV : le grand dessein de Sieyès en 1795, p. 358, 389.