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refuse d’évacuer la Suisse et l’Italie, qu’elle refuse d’y faire une part à l’empereur, il n’y a plus qu’à recommencer la guerre. L’empereur s’adresse au tsar, aux Anglais.

Le Directoire, pour parer le coup ou l’amortir, tente une nouvelle démarche auprès du roi de Prusse. Les Directeurs étaient persuadés qu’avec le concours de la Prusse ils seraient en mesure de brusquer les choses à Rastadt et d’obliger les Allemands à signer, malgré l’Autriche. Attribuant à l’envoyé de la République à Berlin, Gaillard, observateur clairvoyant, rapporteur fidèle et diplomate prudent, les refus qu’ils avaient continuellement essuyés à cette cour, les Directeurs décidèrent d’y envoyer un ambassadeur de marque qui entreprît de haut le nouveau roi et éclairât la Prusse sur ses véritables intérêts[1].

« C’est, dit Talleyrand à Sandoz, un de mes amis qui a été fort avant dans la Révolution, qui en est très dégoûté, et qui est aujourd’hui autant exagéré contre qu’il était exagéré pour elle : c’est le député Sieyès. » Désabusé des républicains modernes bien plus encore que des républiques, esprit géométrique, raisonneur mordant, critique péremptoire d’un gouvernement qui s’usait dans les contradictions, Sieyès était, pour les Directeurs, un censeur redoutable, et, pour le Directoire, un réformateur dangereux, aussi gênant avec ses mines, ses souterrains et ses architectures politiques que l’était Bonaparte et peut-être davantage. Comprenant, comme Bonaparte, que le Directoire n’avait pas encore mûri la République à sa grande réforme, Sieyès désirait s’éloigner de Paris pour y revenir avec le prestige d’une ambassade illustre, avec l’honneur d’avoir assuré la rive gauche du Rhin à la France. Le Directoire n’était pas moins jaloux de l’éloigner pour profiter de son succès, s’il en obtenait un, et pour le noyer dans son naufrage s’il ne réussissait pas.

Sieyès n’avait de fanatisme que celui de son propre génie ; il méprisait les hommes pour la médiocrité de leur pensée ; il affectait de ne point compter avec eux dans les affaires humaines ; il ne spéculait que sur les idées, abstrayant toutes choses et résolvant tous les problèmes par son algèbre politique. D’où ses célèbres mésaventures, au commencement et à la fin de la Révolution, avec les deux hommes qu’il prétendit amener à ses fins, soumettre à ses équations, et, qui, étant l’État incarné, comptaient

  1. Affaires étrangères, correspondance de Berlin ; nombreux extraits de cette correspondance dans Bailleu, t. Ier, appendice IV.