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C’est bien ainsi que la juge M. Alfred Croiset, dans le beau livre où il expose l’histoire de la prose attique depuis Périclès jusqu’à Alexandre[1]. Sans négliger les philosophes ni les historiens, — parmi les plus charmantes pages de ce volume, il faut compter celles qui sont consacrées à Platon ; parmi les plus solides ou les plus neuves, celles qui concernent Thucydide et Aristote, — c’est sur les orateurs qu’il insiste particulièrement, à cause de leur nombre et de la valeur des œuvres qu’ils nous ont laissées ; et il y a plaisir à pénétrer, sous la conduite d’un tel guide, dans la technique délicate de cet art soucieux des moindres effets, à le voir, avec le temps, multiplier ses ressources, croître en influence, s’emparer tous les jours plus impérieusement des esprits. Mais M. Croiset ne s’en tient pas à l’analyse des talens ; d’une plume alerte il fait revivre les hommes, avec leur caractère et leurs passions : il les montre tels qu’ils ont été, patriotes et corrompus, désintéressés et avides de pouvoir, se disputant la faveur du peuple et n’hésitant pas, pour lui être utiles, à encourir sa colère, lançant les uns contre les autres de ces accusations qui, en un jour, ruinent un parti, en proie à ces rivalités violentes qui déchirent Athènes pendant toute la durée de sa lutte contre Philippe, et qu’apaise seule la perte de la liberté. Il serait difficile de rien ajouter à une étude aussi complète : on se propose simplement, dans les pages qui suivent, de grouper quelques réflexions et quelques faits qui peuvent en être rapprochés.

Nous avons beau nous faire l’esprit antique, nous avons bien de la peine à comprendre ce qu’était, pour des Grecs, ce redoutable instrument d’action qu’on appelle l’éloquence. C’est que la parole n’est pas le moyen sur lequel nous comptons le plus pour répandre nos idées et les faire prévaloir ; nous en avons un autre, bien plus efficace, qui est l’article de journal ou de revue, au besoin le livre. La parole parlée, nous y avons recours pour donner le dernier assaut aux volontés rebelles, mais, la plupart du temps, la position résisterait, si elle n’avait été minée par la parole écrite : « c’est celle-là surtout qui opère et qui est, comme disaient les Grecs, « ouvrière de persuasion ». Il n’en était pas de même à Athènes ; sans doute, on y lisait, et il arriva que Démosthène, comme le remarque M. Croiset, confia à l’écriture telle de ses harangues, après l’avoir prononcée devant le peuple, pour permettre à ceux

  1. Histoire de la littérature grecque, par Alfred et Maurice Croiset ; t. IV, par Alfred Croiset.