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qui prononça les dernières prières. Aucune pierre ne marqua sa tombe.

Mme Clemm le pleura passionnément ; ses lettres sont pathétiques. Elle le défendit mort avec autant de fidélité, et sans plus de succès, qu’elle l’avait défendu vivant. Des amies de son « Eddy » la recueillirent et la gardèrent de longues années. Elle a fini ses jours, à un âge très avancé, dans un établissement de charité.

Plusieurs femmes, qui n’y étaient pas tenues, conservèrent pieusement le souvenir du malheureux Poe. Mrs Shelton porta son deuil. Mrs Whitman, chez qui la vertu et la bonté le disputaient inutilement au ridicule, ne voulut être le reste de sa vie que « la fiancée de Poe ». Vêtue de blanc et les cheveux teints, l’air d’une « personne embaumée toute vive » et son fauteuil à contre-jour, elle fut jusqu’à près de quatre-vingts ans « celle que le poète a aimée[1]. »

On eut de la peine à trouver un libraire pour la première édition des Œuvres complètes d’Edgar Poe, à cause de « l’incertitude de sa gloire[2]. »

Le vieux monde n’eut point de ces doutes. Poe avait conquis rapidement une réputation en Angleterre. En France, on l’avait compris sans effort, aimé sans hésitation[3], comme Hoffmann et Henri Heine, deux génies également contraires au nôtre et dont nous avons aussi, en grande partie, fait la gloire, avec des enthousiasmes et des tendresses qu’éveillent seules certaines affinités électives, nées de contrastes. Nous eûmes Edgar Poe dans les moelles à partir de la belle traduction de Baudelaire (1856-1865), dont l’école se rattache ainsi aux romantiques allemands par Poe et Hoffmann, aux romantiques anglais par le même Poe et Coleridge. On sait combien l’influence de Baudelaire a été persistante chez nous. Il n’est que juste d’en reporter une part à son maître et de reconnaître que c’est bien souvent d’Edgar Poe qu’on s’inspire en croyant suivre Baudelaire[4].

  1. Th. Wentworth Higginson (The literary World, 15 mars 1879 ; Boston.
  2. Préface générale des Œuvres complètes (Chicago, Stone et Kimball).
  3. Les journaux traduisirent ses contes à mesure. Mme Isabelle Meunier en publia un choix en volume à la suite de l’essai élogieux donné ici même par Forgues. le 15 octobre 1846. Les articles de critique en français sur Edgar Poe rempliraient des volumes. Barbey d’Aurevilly lui en a consacré quatre, pour sa part, de 1853 à 1883.
  4. Sur l’influence persistante de Baudelaire en France, voir l’article publié ici même par M. Brunetière : Charles Baudelaire (Revue du 1er juin 1887).