Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 142.djvu/587

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

irrésistible ; ils y entendent la plainte d’une âme blessée à mort ; ils y sentent la confession personnelle « la plus spontanée et la plus sincère[1] » de toute l’œuvre d’Edgar Poe.

Peu de temps après sa publication, on annonçait à New-York une conférence sur l’Univers, par M. Poe. Elle eut lieu le 3 février 1848 devant une salle à peu près vide. A l’entrée de l’orateur, ses rares auditeurs furent « affectés presque péniblement », rapporte l’un d’eux, par son air « inspiré » et l’éclat étrange de ses yeux : « Ils brillaient comme ceux de son corbeau. » Pendant deux heures et demie, Poe leur développa une « Proposition générale » qu’il formulait ainsi : « C’est parce qu’il n’y avait rien, que toutes choses sont. » D’après sa correspondance, les journaux louèrent sa conférence, mais pas un n’y avait compris un traître mot. Le mois suivant, l’un des grands éditeurs de New-York voyait entrer dans son bureau un agité, qui réclama son attention pour une affaire de la dernière importance : « Il s’assit auprès de mon bureau, me regarda fixement une bonne minute de son œil étincelant et dit enfin : « Je suis M. Poe. » Je fus naturellement tout oreilles… Il reprit après une pause : « Je ne sais par où commencer. C’est une chose d’une immense importance. » Nouvelle pause ; il était tout tremblant d’excitation. Il expliqua enfin qu’il venait proposer une publication d’un intérêt capital. Les découvertes de Newton sur la gravitation ne comptaient pas auprès de celles qu’on verrait dans son livre, lequel causerait une telle sensation, que son éditeur pourrait abandonner toutes ses autres entreprises, et faire de ce seul ouvrage l’affaire de toute sa vie. On pourrait se contenter pour entrée de jeu d’une édition de cinquante mille exemplaires, mais ce ne serait qu’un petit commencement. Il n’y avait pas dans toute l’histoire du monde un événement scientifique qui approchât en importance des développemens originaux de ce livre. J’en passe, et tout cela était dit, non pas avec ironie ou en plaisantant, mais avec un sérieux intense ; il me tenait avec son œil, comme le Vieux marin… Nous risquâmes l’affaire, mais avec cinq cents exemplaires au lieu de cinquante mille[2]. »

L’ouvrage, très court, qui allait, d’après l’auteur, « révolutionner le monde des sciences physiques et de la métaphysique », s’appelait Eurêka, poème en prose. Il parut au printemps de 1848

  1. Woodberry, loc. cit.
  2. Putnam’s Magazine, 2e série, vol. IV.