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France mutilée doit être la dernière à marchander ses sacrifices, mais en même temps qu’elle paiera, elle exigera des soulagemens, des simplifications, des progrès, à défaut de dégrèvemens, pour pouvoir travailler en paix et résister à ses rivaux. Si la France devait rester plus longtemps stationnaire en face de ses concurrens, elle finirait par douter d’elle-même. Elle a sur eux un avantage inappréciable, parmi bien d’autres, l’amour passionné, désintéressé du travail, mais les meilleurs ouvriers se rebutent devant une entreprise condamnée d’avance à l’insuccès.

Ne laissez pas la France se rebuter, ou c’est alors que s’obscurcira notre horizon, ce qu’on appelle déjà « notre crépuscule » ; c’est alors qu’on pourra dire : « Une période de l’histoire touche à son terme, une autre s’annonce ; un jour est fini, la nuit monte ! » Trop de Français déjà se croisent les bras, et, las de lutter, ne demandent qu’à vivre tranquilles, sans risques. Des ouvriers en nombre trop grand sont sans travail ; l’argent se retire, se dissipe, se cache ou émigré. Tel propriétaire qui faisait vivre en France une population agricole sur ses terres les quitte pour aller chercher des récoltes doubles, produites à moitié prix aux colonies ; d’autres, et ils sont légion, retirent leurs fonds des entreprises industrielles et nationales pour les placer en valeurs étrangères ; après un temps d’arrêt dû à la guerre de 1870-1871, l’exode semble se précipiter aujourd’hui ; on estime qu’il nous a déjà enlevé 26 milliards pour les porter, suivant de variables courans, soit près de nous en Russie et en Italie, en Espagne, en Turquie, en Égypte, en Grèce, en Serbie, en Bulgarie, etc., soit au-delà des mers, au Honduras, à Haïti, au Venezuela, au Brésil, au Pérou, au Panama, à la République Argentine, au Chili, en Chine, au Transvaal. Dans nos plus petites villes la fuite des capitaux coïncide avec les progrès de la concurrence ; les plus modestes, au lieu d’amasser de quoi acquérir un champ comme autrefois, ou s’associer à quelque initiative locale, placent leur argent à la caisse d’épargne, rivale plutôt qu’auxiliaire de nos campagnes ; d’autres, pressés d’augmenter leur revenu, le compromettent à l’aventure, quand ils ne le perdent pas aux courses et dans la spéculation. L’épargne ainsi s’évapore, cesse de s’associer au travail ; l’union de ces deux forces qui assuraient noire prospérité se relâche ; elles se divisent et divorcent, alors qu’elles ne peuvent rien isolément.

Rarement nos capitaux prennent le chemin de nos colonies,