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par les yeux ; et j’appelle de mes vœux un barnum cultivé qui, sachant comprendre son temps, essaiera de nous révéler les progrès du monde au lieu des jambes et des dessous de Mlle X…

On m’a dit que je voyais le péril de la concurrence trop en noir. Le livre tout récent d’un étranger me range même parmi les apôtres du pessimisme contemporain. Je dois répondre à ces objections. J’écarte d’abord sans discussion l’appellation de pessimiste. Si j’étais découragé, je me tairais. Je crois au contraire au triomphe de nos forces de résistance, et si j’écris, c’est pour demander qu’on les emploie au lieu de les paralyser. Cela dit, mes contradicteurs prétendent que nous n’avons rien à craindre des ouvriers exotiques, attendu que, si nombreux et si misérables soient-ils, jamais leurs bras ne feront à aussi vil prix autant d’ouvrage que nos machines qui travaillent indéfiniment, pour des fractions de centimes, et qui pourtant ont laissé vivre à côté d’elles l’ouvrier ; on conclut en me reprochant de faire le procès, non de la concurrence, mais de la machine, des découvertes, du progrès.

Il est clair que la machine devient avec la chimie l’agent d’une surproduction inquiétante. Elle multiplie les fruits du travail de l’homme ou, en d’autres termes, elle multiplie à l’infini nos forces ouvrières : cela est un bien, si le total de ces forces reste proportionné aux besoins de l’humanité, mais cela est un grand malheur si la mesure est dépassée. Or ce que nous avons à craindre, ce n’est pas seulement la concurrence, formidable quoi qu’on en dise, des légions d’ouvriers blancs, jaunes ou noirs qui commencent à cultiver et à fabriquer, comme nous, nos produits ; ce n’est pas non plus seulement la concurrence des innombrables machines des mondes nouveaux luttant d’économie et de vitesse avec les nôtres ; c’est une colossale multiplication des centaines de millions d’ouvriers exotiques par des milliards de chevaux-vapeur.

Cette association, union trop féconde des nouvelles forces humaines, mécaniques et chimiques, a devant elle un champ d’action inépuisable, les ressources des mondes vierges ; elle multipliera ces ressources, elle les multiplie déjà, bien qu’elle ne soit qu’à ses débuts et n’ait entamé qu’une minime fraction de ses domaines ; elle jette sur les marchés du globe un stock écrasant de produits ; elle nous oblige à lutter nous-mêmes à coups de surproduction en cherchant à nous rattraper, comme on dit, sur la quantité, et par conséquent à aggraver le mal pour nous sauver.