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convives vient d’être frappé devant son verre et gît aux pieds de ses amis, que ses yeux éteints ont l’air de fixer avec amertume. Un phénomène inexplicable réduit graduellement ces jeunes fous au silence. La chambre est tendue de draperies noires. « — Et voilà que du fond de ces draperies… s’éleva une ombre, sombre, indéfinie, — une ombre semblable à celle que la lune, quand elle est basse dans le ciel, peut dessiner d’après le corps d’un homme ; mais ce n’était l’ombre ni d’un homme, ni d’un dieu, ni d’aucun être connu. Et frissonnant un instant parmi les draperies, elle resta enfin, visible et droite, sur la surface de la porte d’airain. » Les convives baissaient les yeux, n’osant la regarder. A la longue, l’un d’eux se hasarda à lui demander sa demeure et son nom. Elle répondit : « — Je suis Ombre, et ma demeure est… tout près de ces sombres plaines infernales qui enserrent l’impur canal de Caron ! — Et alors, nous nous dressâmes d’horreur sur nos sièges, et nous nous tenions tremblans, frissonnans, effarés ; car le timbre de la voix de l’ombre n’était pas le timbre d’un seul individu, mais d’une multitude d’êtres ; et cette voix, variant ses inflexions de syllabe en syllabe, tombait confusément dans nos oreilles en imitant les accens connus et familiers de mille et mille amis disparus. »

L’intention de Morella et de Ligeia, c’est la sensation singulière de déjà vu, de déjà ouï, que nous éprouvons quelquefois sans pouvoir la rattacher à aucun incident de notre existence. Edgar Poe inclinait à y reconnaître comme un écho d’une existence antérieure. Il croyait sans y croire à une métempsycose individuelle, dépendant de la force de volonté de chacun de nous. Pour qu’on ne s’y trompât point, il avait donné à Ligeia, son œuvre préférée, une longue épigraphe dont voici le passage essentiel : « — L’homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l’infirmité de sa pauvre volonté. »

L’intention du Silence — un autre petit chef-d’œuvre — est la même qu’avait eue Pascal en écrivant son chapitre de la Misère de l’homme. Tel est le malheur naturel de notre condition, que nous ne la supporterions pas sans l’agitation perpétuelle de la vie, qui nous distrait et nous tire hors de nous-mêmes : « Rien ne peut. nous consoler, lorsque rien ne nous empêche d’y penser. » Le héros de Poe est assis dans un désert lugubre et désolé, sans autre compagnie que de gigantesques nénuphars qui « soupirent l’un vers l’autre dans cette solitude, et tendent vers le ciel leurs