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A dix-sept ans, il entra à l’université de Virginie[1]. Le jeu et les boissons fortes y étaient de grandes causes de désordre. Poe fit sa compagnie habituelle des plus ardens au plaisir, et les déconcerta par l’étrangeté de ses façons de s’amuser. L’usage était de se réunir entre étudians pour jouer aux cartes en buvant du punch. Le nouveau venu apportait au jeu une « extravagance », selon l’expression d’un témoin, qui fut mal vue des coteries aristocratiques, et sa manière de s’enivrer leur parut du peuple. Les autres étudians buvaient parce qu’ils y trouvaient leur agrément. Poe, ainsi que l’a expliqué Baudelaire, « ne buvait pas en gourmand, mais en barbare… comme accomplissant une fonction homicide. » On lit dans une lettre d’un de ses camarades d’université : « La passion de Poe pour les boissons fortes était aussi marquée et aussi particulière que sa passion pour les cartes. Ce n’était pas le goût du breuvage qui l’attirait ; il saisissait un plein verre, sans eau ni sucre, et l’avalait d’un trait, sans le goûter. Il en avait le plus souvent son compte ; mais quand il avait résisté, il était rare qu’il revînt à la charge. »

Il a bu « en barbare » sa vie durant. L’ivrognerie n’a jamais été pour lui une source de voluptés sensuelles, ni même intellectuelles ; elle ne lui apportait que la suppression d’un besoin douloureux. Il avalait l’alcool par grandes lampées, sous l’impulsion d’une espèce de volonté désordonnée qui sommeillait quelquefois des mois entiers, pour se réveiller en sursaut au moment le plus inattendu. Ses excès gardèrent jusque près de la fin ce caractère d’intermittence. Il redevenait sobre tandis qu’autour de lui tout n’était qu’occasions et tentations ; il cessait brusquement de l’être lorsqu’il paraissait le plus en sûreté. Ces bizarreries portent un nom en médecine, la dipsomanie. L’absence d’observations précises ne permet pas d’affirmer qu’Edgar Poe ait été en effet un dipsomane ; mais tout ce qu’on sait de lui vient à l’appui de cette supposition : — « Tous les auteurs, écrit le docteur Magnan[2], distinguent aujourd’hui la dipsomanie de l’alcoolisme, celle-ci est une forme particulière de monomanie instinctive, puisant le plus souvent son origine dans l’hérédité ; l’alcoolisme, au contraire, est un simple empoisonnement qui se traduit chez tous de la même manière… »

« Les ivrognes, dit de son côté le docteur Trélat, sont des gens

  1. A Charlottesville, dans la Virginie.
  2. Magnan, De l’alcoolisme.