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mis le plus de souvenirs personnels, arrangés et satanisés pour les besoins de l’intérêt dramatique : — « Je suis, raconte son héros, le descendant d’une race qui s’est distinguée en tout temps par un tempérament imaginatif et facilement excitable ; et ma première enfance prouva que j’avais pleinement hérité du caractère de famille. Quand j’avançai en âge, ce caractère se dessina plus fortement ; il devint, pour mille raisons, une cause d’inquiétude sérieuse pour mes amis, et de préjudice positif pour moi-même. Je devins volontaire, adonné aux plus sauvages caprices ; je fus la proie des plus indomptables passions. » Les parens de William Wilson se montrèrent misérablement impuissans à arrêter ses tendances mauvaises : — « Il y eut de leur côté quelques tentatives, faibles, mal dirigées, qui échouèrent totalement, et qui tournèrent pour moi en triomphe complet. A partir de ce moment, ma voix fut une loi domestique ; et, à un âge où peu d’enfans ont quitté leurs lisières, je fus abandonné à mon libre arbitre, et devins le maître de toutes mes actions, — excepté de nom. »

Les panégyristes d’Edgar Poe ont aussi reproché aux Allan, et très durement, de ne pas l’avoir compris. Cela est facile à dire, lorsqu’eux-mêmes n’ont cessé de se contredire devant cet être mystérieux qui restait impénétrable, tout en ne pouvant jamais se dominer. Nous avons tous une part de ce que Thomas Quincey appelait l’Incommunicable, mais elle est plus ou moins grande. L’Incommunicable était presque tout l’homme chez Poe, âme solitaire s’il en fut. Il a été dès l’enfance, même pour ses camarades de jeu, « celui qui ne se laisse pas lire », le « maître des secrets qui ne veulent pas être dits[1]. » Peut-être ne dépendait-il pas de lui de se livrer ; certaines natures se restent incompréhensibles à elles-mêmes ; leurs instincts sont trop obscurs. Plaignons ceux qui ont la responsabilité de ces sphinx.

En 1815, les Allan allèrent passer plusieurs années en Angleterre. Ils emmenèrent leur protégé, qu’ils mirent dans une pension des environs de Londres, longuement décrite, et délicieusement, dans le conte déjà cité : « Mes premières impressions de la vie d’écolier sont liées à une vaste et extravagante maison du style d’Elisabeth, dans un sombre village d’Angleterre, décoré de

  1. L’Homme des foules.