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de Manille, après son arrivée à Barcelone, il avait, à la vérité, adressé à la reine régente et au jeune roi des télégrammes un peu exubérans ; mais comment attendre trop de retenue dans un pays où l’on trouve tout naturel qu’un chef de corps, à plus forte raison un chef victorieux, en son nom et au nom de ses troupes, fasse acte public d’adhésion inconditionnelle, comme ils disent, au souverain et à la monarchie ? Nous estimerions, nous, avec nos idées là-dessus très sévères, que ce trait de discipline est, au fond, destructif de la discipline ; que l’affirmation jugée utile suppose la négation possible ; et que, dans un autre sens que d’autres, c’est, en somme, un pronunciamiento comme un autre. Mais il s’agit de l’Espagne, où la morale d’Etat n’exige pas de l’armée qu’elle soit « la grande muette ».

Heureusement le général qui revenait était Polavieja ; s’il eût eu la tête moins solide, elle lui eût tourné au bruit des acclamations et des fanfares. N’avait-on pas organisé pour lui une poste de bicyclistes qui, de relais en relais, plus rapide que le train express, devait apporter à Madrid une dépêche qu’il avait rédigée et signée ? Cette dépêche, à qui serait-elle remise, sinon à la reine, et qu’espérait-on voir dans ce qu’il y dirait, sinon ce qu’il ne pouvait dire ? D’ailleurs ne le fêtait-on pas en prose et en vers ; dans le collège des jésuites, la veine poétique des maîtres et des élèves ne s’échauffait-elle pas en son honneur[1] ? Malgré la reine, dont le tact féminin et la raison virile répugnent également à ces exagérations, malgré lui-même, peu à peu, grâce aux bonnes âmes qui s’y employaient de leur mieux, Polavieja prenait dans l’imagination du peuple espagnol, — et Dieu sait qu’aucun peuple n’en a davantage, — les allures d’un chevalier de conte qui accourt pour délivrer une princesse infortunée, prisonnière d’un affreux dragon. On pense bien que son retour devenant si hautement symbolique, le ministère l’accueillit avec politesse, mais sans empressement ni cordialité. De la station le général se rendit tout droit au palais royal. Alors se passa l’incident du balcon.

  1. Par exemple, au collège de Santo Domingo, de Orihuela. Le programme de cette « soirée littéraire » était des plus édifians. Les différens tableaux étaient le Katipunan, Malheur à l’Espagne ! Jour lugubre (la patrie pleurait), Arc-en-ciel (la reine désignait Polavieja), In hoc signo vinces (Polavieja distribuait à ses soldats une médaille de l’Immaculée Conception), L’arrivée au Pasig, Mort aux traîtres ! (on fusillait Rizal), Dieu m’éclaire ! (Polavieja, à la nuit close, veillait devant le Très Saint Sacrement dans la cathédrale de Manille). Et tout finissait, comme de juste, par une apothéose.