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Expliquerons-nous par des excès de boisson les inconvenances énormes qu’il commit dans ses voyages ? M. Waliszewski pense qu’il faut en imputer quelques-unes à sa gaucherie naturelle, il prétend que dans le fond ce violent était un timide. J’ai peine à croire à sa timidité ; je soupçonne qu’il fut quelquefois rustre de propos délibéré, que dans ses infractions à l’étiquette il entrait un peu de mépris. En Hollande, le sceau dont il se servait pour sa correspondance représentait un jeune charpentier, entouré de ses outils, avec cette inscription touchante : « Mon rang est celui d’un écolier, et j’ai besoin de maîtres. » Cet écolier modeste qui avait besoin de maîtres leur prouvait sa déférence en se mettant à leur école, mais il ne pouvait oublier qu’il était tsar, et son orgueil, qui demandait sa revanche, obligeait les civilisés à la lui donner en se résignant aux grandes libertés qu’il prenait avec eux.

Au surplus, il en prenait avec Pierre le Grand. Après sa désastreuse campagne du Pruth, comme on le complimentait sur son heureux retour : « Mon bonheur, répliqua-t-il, consiste en ce que, au lieu de cent coups de bâton, je n’en ai reçu que cinquante. » Niéplouief, un de ses élèves favoris, se présente en retard à un rendez-vous matinal qu’il lui avait donné dans un atelier de constructions navales. Le tsar est déjà là ; Niéplouief se confond en excuses. « C’est bien, tu es pardonné. » Puis, comme faisant un retour sur lui-même : « Après tout, quel homme n’est pas le petit-fils d’une femelle ? »

Il étonnait l’Occident. Burnet déclarait que ce singulier personnage n’était pas fait pour gouverner un grand empire et ne serait jamais qu’un bon charpentier. Les sots le trouvaient burlesque et moquable. Les gens d’esprit hésitaient à se moquer ; ils devinaient en lui ce je ne sais quoi qui fait taire les moqueurs. Les femmes le déclaraient étrange ; plusieurs le prenaient en aversion ; les plus sensées, les plus intelligentes grattaient Falstaff et découvraient le grand homme. Deux princesses d’une instruction peu commune, l’électrice Sophie de Hanovre et sa fille Sophie-Charlotte, électrice de Brandebourg, qui, âgée alors de vingt-neuf ans, passait pour la plus jolie femme et la plus spirituelle de son pays, constatèrent que, si bizarre qu’il fût, il avait beaucoup d’esprit naturel et qu’à l’étonnement qu’il causait se joignait quelque admiration. Il avait cependant mal débuté. Il reste à table quatre heures durant, et exige qu’hommes et femmes, tout le monde lui tienne tête à boire. Il se permet quelques incongruités, il mange malproprement, et sa serviette l’embarrasse, il ne sait qu’en faire. Après le souper, il consent à danser ; il veut mettre des gants, il n’en a point. Pour amuser la compagnie, il fait venir un de ses fous, dont les ineptes