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dure, peut dire l’historien, a sa raison d’être et de vivre. Les réformateurs chimériques, qui suivent leur fantaisie, ne construisent que des édifices fragiles, dont le temps a bientôt fait justice. Si Pierre le Grand n’avait pris conseil que de ses goûts personnels, s’il n’avait pas eu un sentiment profond des besoins et des destinées de son peuple, s’il n’avait pas compté avec les circonstances et avec d’urgentes nécessités, il eût suffi d’un vent d’orage pour balayer sa Russie de carton et lui prouver qu’il avait bâti sur le sable. « Que le tsar vienne à mourir, écrivait un Français en 1721, il n’est pas douteux que cet État ne reprenne son ancienne forme de gouvernement, après laquelle tous ses sujets soupirent en secret. » Campredon se trompait ; le tsar est mort, et sa bâtisse lui a survécu. C’est là le signe visible qui distingue l’homme de génie du rêveur : lui seul fait œuvre qui dure. « En tenant compte des résultats acquis, dit M. Waliszewski, quel est le Russe qui voudrait aujourd’hui annuler le marché, le pacte sanglant contracté par ses aïeux avec leur terrible despote ? La Russie a payé et ne s’est pas trouvée appauvrie à l’inventaire de 1725. Les successeurs du grand gaspilleur ont, pendant quarante ans, jusqu’à l’avènement de Catherine II, vécu sur son héritage, et la veuve de Pierre III a trouvé dans le reliquat de quoi faire en Europe la figure que l’on sait. »

M. Waliszewski a jugé avec une impartiale équité l’entreprise du grand tsar. Il faut lui en savoir gré, c’est un effort qu’il a fait sur lui-même : ne lui demandez pas de glorifier et de bénir cette sainte Russie qu’a créée Pierre le Grand, et qui, nous dit-il, « pratique comme lui, brutale comme lui et mystique par-dessus le marché, Messie polycéphale, est disposée à régénérer la vieille Europe en la submergeant. » Cet historien consciencieux jusqu’au scrupule, sagace et pénétrant, ne peut oublier qu’il est Polonais. Est-ce une chose qu’on oublie ? La gloire de la Pologne est de n’être plus et d’être encore une patrie ; les malheurs de cette grande victime n’ont pu lasser la fidélité de ceux qui l’ont aimée et qui l’aimeront toujours ; cette morte vit dans les cœurs, ils seront à jamais rongés par l’inquiétude du regret : c’est, pour parler le langage de l’Évangile, ce ver qui ne meurt point.

L’historien n’a pu empêcher le Polonais de collaborer à son livre ; malheureusement ces deux hommes ont peine à s’entendre. L’un exalte le génie de Pierre et ne craint pas de le mettre au-dessus de Napoléon Ier, « qui avait une conscience moins judicieuse des possibilités et une prise moins réelle sur l’avenir. » L’autre, à notre vif étonnement, affirme que ce grand homme était plus ingénieux que génial, qu’il avait l’esprit superficiel, que réformateur inconscient, il ne voyait pas