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jour un mouton pour deux roupies et demie, — 3 fr. 50, — c’était encore au pays de l’herbe et le mouton était gros. Par un plateau de 4 150 mètres d’altitude dominé par le beau Kauri et son éternelle tête blanche à 6 700 mètres, on retrouve l’Inclus en sa vallée élargie, à peine quittée, roulant entre des éventails de moraines dont nous remontons les pentes jusqu’à la ville de Leh : des arbres, un fort, des maisons, des monastères, des ruelles incandescentes, c’est, à 3 500 mètres d’altitude, la capitale du Ladak.


III

Il est midi, des femmes filent la laine dans les rues (ce n’était donc pas un privilège masculin). Les hommes portent la queue jusqu’à la taille, de longues enfilées de pierres précieuses aux oreilles et quelques-uns des bracelets : ce sont les « gâtés » de leur femme, je suppose. Les femmes ont de grands bracelets blancs, faits avec des conques marines de Ceylan, aux formes de manchettes mousquetaire, très évasées. Elles les frappent l’un contre l’autre pour faire leurs respectueux salams. Leh est la rencontre des caravanes du nord et du sud : les caravanes de Yarkand et de Kashgar, de Chine et du Turkestan y croisent celles des Indes. La passe du Karakorum est la seule laissée ouverte par les Anglais. La ville est gouvernée par un Wazir pour le Maharajah de Kashmir, et le gouvernement des Indes y envoie chaque année un fonctionnaire pendant deux mois au temps des caravanes. Il partage avec le Wazir gouverneur la juridiction des affaires commerciales et ils portent tous deux le titre de Commissioners Joints, commissaires unis. L’hindoustani est la langue officielle parlée par toutes les Indes (en plus des 243 idiomes), de même que le persan est dans tout le nord la langue des actes, des transactions, la langue écrite.

Tandis que je suis à écrire sous ma tente, un batcha et six musiciens viennent m’offrir une danse. Les batchas sont des garçons revêtus de robes de filles en gaze transparente par-dessus leur culotte et draperie blanche. C’était une étrange scène ! Ce garçon était terriblement beau, et un air, et une grâce de femme à s’y méprendre, tellement qu’au premier moment j’ai cru avoir mal compris. Des yeux superbes, et si grands, et si beaux que je n’en ai jamais vu de si grands, ni de si beaux. Une figure longue, des lignes, une douceur et une énergie de passion