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Et toutes ces définitions, en visant le modeste juré, peignent sans cesse l’homme idéal, l’homme capable, tout simplement, « de séparer la vérité de l’erreur ! »

A notre avis, le bon juré ne se définit pas, il se devine, se trahit aux yeux de ceux qui le connaissent et l’observent avec intelligence : il se choisit. Pourquoi donc limiter ce choix déjà si difficile en nous parquant dans d’étroites catégories ? En quoi la bonne santé morale et intellectuelle qui rend apte à remplir les fonctions de juré se mesure-t-elle au quantum des impôts ou aux diplômes obtenus ? Les plus humbles parmi les citoyens ont souvent un sens très net et très pratique des affaires, avec des vues morales fort arrêtées et même fort rigoureuses. Le jugement du bon travailleur qui nourrit femme et enfans au faubourg Saint-Antoine sera tout aussi sûr que celui du licencié oisif qui vit de quelques rentes aux alentours de Saint-Augustin.

Laissons donc le champ libre, un champ illimité, au choix des commissions. En réduisant le chapitre des incompatibilités, en laissant pénétrer l’élément populaire, permettons-leur de faire de la liste du jury une représentation plus complète des forces de la cité.

Cette idée d’admettre parmi les jurés quelques représentans de la classe ouvrière est d’ailleurs en train de faire son chemin dans le monde. En Angleterre, on la discute sérieusement. M. Erle s’exprime ainsi : « Un sens droit[1], ce cadeau que la Providence fait à certains hommes, n’est nullement réservé par elle aux personnes qui vivent dans de beaux appartemens. Ces personnes peuvent être distinguées par la mémoire et l’imagination et incapables de décision… Une bonne aptitude à juger est indépendante du degré d’élévation dans la société. » Il ne faudrait pas cependant « qu’on descendit jusqu’aux misérables. Ces gens aigris et absorbés par leurs propres malheurs ne sont pas en état de juger sainement les affaires d’autrui. » Ce qui renforcerait la liste présente des jurys, c’est « le dessus du panier des travailleurs ; » — the best class of working men.

Une application de cette idée a été tentée en France en 1848, et, si nous en croyons un publiciste qui a consulté avec soin les Comptes d’assises, elle aurait donné à ce moment de fort bons résultats[2]. Les hommes du peuple se seraient montrés « plus

  1. Voir The jury lawes and their amendment, by T. W. Erle ; London, 1882. — British Museum. 6281, I. 22.
  2. Voir le Combat contre le crime, par M. Henri Joly, p. 54.