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Tout le monde sait qu’il y a des noms savans donnés par méprise: ils font cependant le même usage que les autres. Christophe Colomb appelle Indiens les habitans du Nouveau-Monde. Un département français doit à une fausse lecture de s’appeler Calvados[1].

Nous pouvons donc nous résumer de cette façon :

Plus le mot s’est détaché de ses origines, plus il est au service de la pensée: selon les expériences que nous faisons, il se resserre ou s’étend, se spécifie ou se généralise. Il accompagne l’objet auquel il sort d’étiquette à travers les événemens de l’histoire, montant en dignité ou descendant dans l’opinion, et passant quelquefois à l’opposé de l’acception initiale : d’autant plus apte à ces différens rôles qu’il est devenu plus complètement signe. L’altération phonétique, loin de lui nuire, lui est favorable, en ce qu’elle cache les rapports qu’il avait avec d’autres mots restés aux premières étapes de la route ou partis en des directions différentes. Mais alors même que l’altération phonétique n’est pas intervenue, la valeur actuelle et présente du mot exerce un tel pouvoir sur l’esprit, qu’elle nous dérobe le sentiment de la signification étymologique. Les dérivés peuvent impunément s’éloigner de leur primitif, et, d’autre part, le primitif peut changer de signification sans que les dérivés en soient atteints. Quoique le mot latin venus, qui était primitivement du neutre, et qui signifiait « grâce, joie », eût été adopté pour désigner l’Aphrodite grecque, le verbe veneror, « rendre grâce, honorer », n’en a pas moins gardé son sens religieux et chaste.

On a soutenu que les noms propres, comme Alexandre, César, Turenne, Bonaparte, formaient une espèce à part et étaient situés en dehors de la langue. Il y a bien quelques raisons en faveur de cette opinion : nous voyons d’abord que pour cette catégorie le sens étymologique n’est d’aucune valeur; de plus, ils passent d’une langue à l’autre sans être traduits ; enfin ils suivent généralement les transformations phonétiques d’une marche plus lente. Néanmoins on peut dire qu’entre les noms propres et les noms communs il n’y a qu’une différence de degré. Ils sont, pour ainsi dire, des signes à la seconde puissance. Si le sens étymologique

  1. On sait que Calvados est pour Salvador. L’erreur est venue d’une carte du diocèse de Bayeux, de 1650, qui porte ces mots : Rocher du Salvador. Sans la faute de lecture, le rocher n’aurait jamais eu pareille fortune.