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répandue. Cependant un peu de réflexion aurait dû faire comprendre que, le langage étant une œuvre d’improvisation, où le plus ignorant a souvent la plus grande part, et où le hasard des événemens a mis largement sa marque, il n’est guère raisonnable de lui demander des leçons de physique ou de métaphysique. Ç’a pourtant été un travers de toutes les époques. Je ne veux rien dire des anciens, ni des savans du moyen âge : mais nous voyons encore le chef de l’école sensualiste au XVIIIe siècle, Condillac, céder à la même illusion. Il vient de raisonner sur les qualités ou apparences des corps. « Dès que les qualités, dit-il, distinguent les corps et qu’elles en sont des manières d’être, il y a dans les corps quelque chose que ces qualités modifient, qui en est le soutien ou le sujet, que nous nous représentons dessous, et que, par cette raison, nous appelons substance, de substare, être dessous. » L’ancêtre des idéologues raisonne ici comme un pur élève de la scolastique.

Comment le langage nous renseignerait-il sur la substance et la qualité ? Il ne peut nous donner que l’écho de notre propre pensée : il enregistre fidèlement nos préjugés et nos erreurs. Il peut nous étonner quelquefois, à la façon d’un enfant, par la franchise de ses réponses ou la naïveté de ses représentations : il peut nous fournir de précieux renseignemens historiques dont il est le dépositaire involontaire[1] ; mais ce serait en méconnaître le caractère que de vouloir le prendre pour instructeur et pour maître.

Les mots créés par les lettrés et les savans ont-ils plus d’exactitude ? il n’y faut pas beaucoup compter. Au XVIIe siècle, Van Helmont, d’après un souvenir plus ou moins présent du néerlandais gest « esprit », appelle gaz les corps qui ne sont ni solides ni liquides. Cela est aussi vague et aussi incomplet que spiritus en latin ou ψυχή en grec. Dans un sentiment de patriotisme, un chimiste français, ayant découvert un nouveau métal, l’appelle gallium : un savant allemand, non moins patriote, riposte par le germanium. Désignations qui nous apprennent aussi peu sur le fond des choses que les noms de Mercure ou de Jupiter donnés à des planètes, ou ceux d’ampère et de volt récemment donnés à des quantités en électricité.

  1. Quand tous les monumens de la céramique et de la sculpture auraient péri, les mots effigies, figura, fingere, nous diraient que les Romains n’ont pas été étrangers aux arts plastiques. Le seul substantif invidia nous apprendrait que la superstition de la jettatura existait à Rome. Telle est la nature des renseignemens que nous fournit le langage.