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l’esprit. Force est au langage de choisir. Entre toutes les notions, le langage en choisit une seule : il crée ainsi un nom qui ne tarde pas à devenir un signe.

Pour que ce nom se fasse accepter, il faut sans doute qu’à l’origine il ait quelque chose de frappant et de juste : il faut que par quelque côté il satisfasse l’esprit de ceux à qui il est d’abord proposé. Mais cette condition ne s’impose qu’au début. Une fois accepté, il se vide rapidement de sa signification étymologique. Autrement celle-ci pourrait devenir un embarras et une gêne. Quantité d’objets sont inexactement dénommés, soit par ignorance des premiers auteurs, soit par quelque changement survenu qui a troublé la convenance entre le signe et la chose signifiée. Néanmoins les mots font le même usage que s’ils étaient d’une parfaite exactitude. Personne ne songe à les réviser. Ils sont acceptés grâce à un consentement tacite dont nous n’avons même pas conscience.

Le lecteur reconnaît ici une matière qui a défrayé les discussions de la Grèce et de l’Inde. Le commencement du débat se trouve pour nous dans le Cratyle de Platon. Socrate donne tour à tour raison aux deux opinions : d’abord à celle qui soutient qu’il y a pour chaque chose un nom qui lui appartient par nature, puis à celle qui admet que la propriété du nom réside dans le consentement des hommes. Cette discussion a duré aussi longtemps qu’il y a eu des écoles de grammaire en Grèce et à Rome. Ce qu’on sait moins, c’est que le même débat a occupé les écoles des brahmanes. « Si l’herbe est appelée trĭna d’après sa qualité de piquer (trĭ), pourquoi ce nom ne s’applique-t-il pas à tout ce qui pique, par exemple à une aiguille ou à une lance ? Et, d’autre part, si une colonne est appelée sthūnā parce qu’elle se tient debout (sthā), pourquoi ne l’appelle-t-on pas aussi celle qui soutient ou celle qui s’emboîte[1] ? »

Soit croyance plus ou moins raisonnée à une justesse nécessaire du langage, soit respect pour la sagesse des ancêtres, on ne s’est jamais fait faute, à aucune époque ni chez aucun peuple, de prendre des consultations auprès des mots sur la nature des choses. Quelquefois ce n’était pas à la langue maternelle, trop connue et trop voisine, qu’on s’adressait, mais à quelque langue plus ancienne. Cette conviction de l’ὀρθότης ὀνομάτων est universellement

  1. Jàska, Nirukta, au début.