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Quand l’esprit populaire s’est une fois avisé d’un certain genre de répartition, il a naturellement la tentation d’en compléter les séries. On sait qu’il y a des langues où les différens actes de la vie ne sont pas désignés de la même façon s’il est question d’un personnage élevé en dignité ou d’un homme ordinaire. Les Cambodgiens ne désignent pas les membres du corps, ni les opérations journalières de la vie, par les mêmes termes s’il s’agit du roi ou d’un simple particulier. Pour exprimer qu’un homme mange, on se sert du mot si; en parlant d’un chef, on dira, pisa; si on parle d’un bonze ou d’un roi, ce sera soï. En parlant à un inférieur, « moi » se dit anh; à un supérieur, knhom; à un bonze, chhan[1]. Les sectateurs de Zoroastre, qui considèrent le monde comme partagé entre deux puissances contraires, ont un double vocabulaire, suivant qu’ils parlent d’une créature d’Ormuzd ou d’une créature d’Ahriman. Ces exemples nous montrent la répartition marquant une empreinte plus ou moins profonde, comme on voit telle habitude d’esprit à peine marquée chez l’un et gouvernant toute la vie chez un autre.

Rien au fond n’est plus naturel ni plus nécessaire que la répartition, puisque notre intelligence recueille les mots de différens âges, de différens milieux, et qu’elle serait livrée à la plus absolue confusion si elle n’y mettait un certain rangement. Ce que font les recueils de synonymes, nous le faisons tous: quand on examine les termes que l’usage distingue ou subordonne, on constate que l’étymologie justifie rarement les différences que nous y mettons. Si nous prenons, par exemple, les mots de genre et d’espèce, quel motif y avait-il à donner plus de capacité au premier qu’au second? A l’embranchement qu’à la classe ? Si nous prenons les mots de division, brigade, régiment, bataillon, ces termes techniques, si exactement subordonnés les uns aux autres, n’ont cependant rien qui les désignât spécialement à telle ou telle place. Peut-être ferions-nous une constatation semblable s’il nous était possible de remonter jusqu’à l’époque où a été constituée la série des noms de nombre.

En passant des idées matérielles aux idées morales, nous

  1. Nous avons en français quelque chose de semblable, mais seulement à l’état rudimentaire. Pour marquer la différence entre l’homme et les animaux on a poitrine et poitrail, narines et naseaux, etc. Il va sans dire que l’étymologie n’y est pour rien.