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à animer ce qui n’a pas de vie, à changer en actes ce qui est un simple état. Même la sèche grammaire ne peut s’en défendre : qu’est-ce autre chose qu’un commencement de mythe, quand nous disons que ἐνέγκω prête ses temps à φέρω, ou que clou prend un s au pluriel ? Mais les linguistes, plus que d’autres, devraient être en garde contre ce piège…

Ce n’est pas seulement l’homme primitif, l’homme de la nature, qui se prend pour mesure et pour modèle de toute chose, qui remplit le ciel et l’air d’êtres semblables à lui. La science n’est pas exempte de cette erreur. Prenez le tableau généalogique des langues, comme il est décrit et même dessiné en maints ouvrages : n’est-ce pas le produit du plus pur anthropomorphisme ? Que n’a-t-on pas écrit sur la différence des langues mères et des langues filles ? Les langues n’ont point de filles : elles ne donnent pas non plus le jour à des dialectes. Quand on parle du proto-hellénique ou du proto-aryen, ce sont des habitudes de pensée empruntées à un autre ordre d’idées, c’est la linguistique qui conforme ses hypothèses sur le modèle de la zoologie. Il en est de même pour cette langue indo-européenne proethnique que tant de linguistes ne se lassent pas de construire et de reconstruire : ainsi faisaient les Grecs quand ils imaginaient, pour rendre compte des différentes races, les ancêtres Aeolus, Dorus, Ion et Achaeus, fils ou petit-fils d’Hellen[1].

Il y a peu de livres qui, sous un mince volume, contiennent autant de paradoxes que le petit livre où Schleicher a donné ses idées sur l’origine et le développement des langues. Cet esprit habituellement si clair et si méthodique, ce botaniste, ce darwinien, y trahit des habitudes de pensée qu’on aurait plutôt attendues chez quelque disciple de l’école mystique. Ainsi l’époque de perfection des langues serait située bien loin dans le passé, antérieurement à toute histoire : aussitôt qu’un peuple entre dans l’histoire, commence à avoir une littérature, la décadence, une décadence irréparable se déclare. Le langage se développe en sens contraire des progrès de l’esprit. Exemple remarquable du pouvoir que les impressions premières, les idées reçues dans l’enfance peuvent exercer[2] !

  1. Je signale à l’attention de mes lecteurs le récent travail de M. Victor Henry, qui, d’un point de vue différent, combat la même erreur : Antinomies linguistiques.
  2. Schleicher avait d’abord été destiné à l’état ecclésiastique. Il avait ensuite été hégélien.