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téméraire de penser que, dans le désarroi où est le pays, en face des impuissantes agitations dont il a le spectacle, des dangers dont il a la crainte, il se jetterait avec joie dans les bras d’un parti uni, résolu à ne pas substituer ses volontés aux siennes et à lui assurer, avec la liberté, les bienfaits d’un gouvernement solide et respecté ?

Bien des conservateurs ne sont pas éloignés de le croire. Il y a dans leurs rangs des clairvoyans qui s’alarment d’une résistance stérile, des vaillans qui s’affligent de l’inutilité de leur vie ; il y a, surtout parmi les jeunes, des ardens qui frémissent et murmurent d’une discipline étouffante. La plupart pourtant courbent la tête et se résignent. Partagés entre des sentimens contraires, ils ne voient pas clairement où est le devoir, ni comment concilier la fidélité due au pays, avec celle due à leurs traditions ! Ils ont peur de se tromper, de manquer à l’honneur, peur aussi du monde où ils vivent et de ses implacables tyrannies. Le respect humain politique fait peut-être autant de victimes que le respect humain religieux. C’est que les salons sont des tribunaux presque aussi redoutés que ceux du Saint-Office. N’ont-ils pas leurs excommunications, et surtout leurs oubliettes ?

Ils ont aussi leurs pontifes qui enseignent et dogmatisent du ton le plus convaincu : « Tout craque, disent-ils sentencieusement au plus petit incident ; le gouvernement est à bout de chemin. Le peuple est tout prêt à souffler sur le château de cartes constitutionnel. Si les élections sont de plus en plus avancées, c’est qu’elles sont de plus en plus faussées. Le pays est conservateur jusqu’à la moelle ; ceux qui ne le voient pas sont des niais ou des traîtres. » Ces prophéties ne persuadent pas tous les auditeurs. Mais comment rompre on visière avec les prophètes ? Comment oser leur rappeler, au milieu du cercle qui les entoure et les admire, cette parole de Bossuet : « il n’y a pas de plus grand dérèglement d’esprit que de croire les choses parce qu’on veut qu’elles soient, » Les contredire, ce serait lutter, se révolter serait se séparer. Mieux vaut le silence, la soumission et l’impuissance !

Pendant que les docteurs vaticinent et au besoin morigènent, les défaites se multiplient, les courages faiblissent, les rangs se dégarnissent. Le désarroi gagne les esprits et jusqu’aux consciences. On voit bien l’armée des démolisseurs, avec son avant-garde de sophistes et ses bataillons de violens, avancer de jour