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« dont il but excessivement » ; puis, au dessert, pour épargner sa peine, il lui apporta tout libellé un certificat qui disait « qu’il avait lu, par ordre de M. le chancelier, un livre manuscrit intitulé : Dictionnaire universel des arts et des sciences, et qu’il avait trouvé que ce livre pourrait être très utile au public et méritait d’être imprimé. » Charpentier, la tête encore un peu lourde du bon repas qu’il venait de faire, et se fiant au titre qui n’avait rien de suspect, signa des deux mains, sans même ouvrir le manuscrit. Quand il fut parti, on ajouta une petite ligne au titre, et l’ouvrage fut intitulé : Dictionnaire universel, contenant généralement tous les mots français tant vieux que modernes et les termes des arts et des sciences. Le tour était joué.

Mais le libraire de l’Académie veillait, son intérêt le rendait vigilant. Pour se couvrir des dépenses que lui causait le dictionnaire, frais de copie et d’impression, et se préserver de toute concurrence, il avait obtenu, en 1674, du chancelier d’Aligre, un privilège, qui défendait d’imprimer aucun dictionnaire français avant que celui de l’Académie n’eût paru, et pendant vingt ans après sa publication. Furetière avait bien raison de trouver ce privilège abusif et tyrannique ; mais enfin il existait, il était conforme à la législation du temps, Furetière faisait partie de l’Académie quand elle l’avait demandé et obtenu ; tant qu’il n’était pas révoqué, on était contraint de le respecter[1]. La justice fut saisie, et Furetière exclu solennellement de l’Académie[2].

Il se vengea par ses factums ; le droit lui étant contraire, il tâcha de mettre les rieurs de son côté, et il y réussit. Le succès prodigieux des factums de Furetière se comprend très aisément. D’abord il avait beaucoup d’esprit : dans le monde, où il était fort répandu, on le tenait pour un railleur impitoyable ; ensuite il était victime d’un monopole, et cette société de privilégiés se piquait de malmener les privilèges. Enfin il attaquait l’Académie : c’est une de ces institutions comme il y en a beaucoup chez nous, pour laquelle on se sent au fond du respect, et dont on aime à médire. Furetière s’en moque fort agréablement. Il nous fait assister à une séance de dictionnaire ; il nous montre les académiciens

  1. Ce qui est piquant, c’est que Furetière, qui ne pouvait pas nier que le privilège de l’Académie fût légal, prétend qu’il a été surpris au chancelier d’Aligre. Avait-il oublié de quelle manière et par quel tour d’adresse il avait obtenu le sien ?
  2. L’exclusion de l’Académie était prévue par les statuts. Jusqu’à Furetière on n’avait appliqué cette peine qu’une fois. En 1635 l’Académie avait exclu l’abbé Garnier coupable d’avoir abusé d’un dépôt, que lui avaient confié des religieuses.