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pas le brave amiral grec, et c’est le plus beau de cette affaire. S’ils pouvaient te le représenter, arrivant sur la place d’armes de Modon, où les troupes étaient en bataille, escorté par l’état-major français qui avait été le cchrcher, et chevauchant sur une pauvre rosse qu’il excitait de sa grosse voix et de son gros talon, — car tout est gros chez lui, — tu dirais comme nous tous : « Où diable le courage et le patriotisme pur vont-ils se loger? » Cela n’est que pour le premier coup d’œil ; car, de près, cette grosse figure, ces gros bras, se balançant au milieu de nous tous, comme ils le feraient, je crois, devant le Père Eternel, cet air bonhomme, tout cela prend un caractère de franchise et d’honnêteté qui nous fait plaisir, à nous autres philhellènes. On lui a rendu ici de grands honneurs : le canon tirait, les drapeaux saluaient. Il voyait autour de lui des figures respectueuses ou, du moins, amies; et je suis bien certain qu’il n’a pas, dans son intérieur le plus isolé, une autre tenue, une autre expression de physionomie, que celle qu’il nous a montrée. Ce n’est pas fierté cependant; car la crainte de ne pas comprendre nos politesses et de n’y pas répondre le mettait d’abord en état d’anxiété visible ; si bien qu’il avait pris le parti de tenir en main sa petite calotte rouge, et de nous montrer sa tête chauve. Tu prendras cela pour du romantique si tu veux, mais je t’assure que nous étions tous émus en nous rappelant tout ce qu’on nous a conté de cet honnête homme, et en pensant qu’il avait traversé sans reproches les huit dernières années. Sa chemise et son pantalon bleu, simple costume du marin grec, nous faisaient bien plus plaisir à voir que le riche costume de Colocotroni[1], riche voleur et voilà tout. Il déjeuna chez le général en chef, auquel il rendit son repas à bord de l’Hellas, qui était en rade de Navarin. Je n’ai pas osé aller à son bord, à cause des importuns qui ne lui ont pas manqué; mais on dit que l’équipage, et la frégate elle-même, sont admirablement tenus. Au reste, tout le monde sait que les Grecs sont excellens marins : les Turcs n’en avaient pas d’autres.

Partirons-nous? Cela n’est pas douteux, si Dieu nous prête vie. Partirons-nous bientôt? Voilà qui n’est plus que probable. On a encore ici des vivres pour un mois, dit-on; mais il peut en

  1. Colocotroni commandait les Klephtes de la Morée depuis 1821. Ces Klephtes avaient la réputation de s’attaquer plus souvent à leurs compatriotes qu’aux Turcs. Voyez dans la Revue (années 1872-1873) : La Station du Levant par l’amiral Jurien de la Gravière.