Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/732

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fortune mette entre eux et les plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité qui se plaît, qui s’instruit dans leurs ouvrages, ne fait point de difficultés de les égaler à tout ce qu’il y a de plus considérable parmi les hommes, et fait marcher de pair l’excellent poète et le grand capitaine. » Je me demande si quelques années plus tôt on aurait osé parler avec cette fierté et cette assurance. Je ne puis m’empocher de remarquer aussi que la littérature a chez nous, surtout depuis cette époque, un caractère qu’on ne lui trouve pas au même degré chez les autres peuples. Nulle part elle ne tient une aussi grande place dans la vie de la nation ; nulle part elle n’a pris d’aussi bonne heure une telle importance politique et sociale. Quand on ne la regardait ailleurs que comme un divertissement agréable, en France elle tendait à devenir une sorte de pouvoir public. En 1775, lorsqu’il prit possession de son siège à l’Académie française, Malesherbes disait : « Dans un siècle où chaque citoyen peut parler à la nation entière par la voie de l’impression, ceux qui ont le talent d’instruire les hommes ou le don de les émouvoir, les gens de lettres, en un mot, sont au milieu du public dispersé ce qu’étaient les orateurs de Rome et d’Athènes au milieu du peuple assemblé. » Ces paroles, qui furent accueillies par des applaudissemens frénétiques, exprimaient à merveille le rôle qu’avait joué la littérature pendant tout le siècle. Ne peut-on pas dire que c’est Richelieu, qui, sans le vouloir peut-être, l’a mise dans la voie qu’elle devait suivre ? Les choses ont souvent des conséquences bien différentes de celles qu’on prévoyait. On pouvait craindre, quand Richelieu demandait à l’Académie de se réunir « sous une autorité publique », qu’il ne voulût mettre la littérature dans sa dépendance. C’est tout à fait le contraire qui est arrivé. En lui attribuant une place dans l’Etat, en la faisant ainsi profiter du prestige du pouvoir souverain, il l’a relevée à ses yeux et aux yeux du public, il lui a donné l’audace de s’attaquer aux questions les plus graves, le désir de mener l’opinion et la force d’y réussir.


II

Quand les amis de Conrart, après beaucoup d’hésitation, se furent décidés à accepter les propositions du cardinal, l’Académie française fut établie, sous le protectorat de Richelieu, par des lettres patentes du mois de janvier 1635. Pendant qu’on