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rendent bien : le moyen de savoir qui a raison? Allez prendre un juge aux antipodes, il se moquera des plaideurs... et ainsi va le monde ! Reste que je commence à croire que nous sommes bien suffisans de nous croire si fort au-dessus des Turcs. Nous sommes plus civilisés, disons-nous : c’est-à-dire que nous savons bien vivre avec le voisin. Mais le Turc veut vivre tout seul, et sa civilisation individuelle est beaucoup plus avancée. Il n’y a qu’à voir leurs maisons pour se convaincre du point de perfection où ils ont poussé le savoir-vivre. Chez eux, il n’y a pas une pierre qui ne soit disposée pour une commodité de la vie ; aussi ils se moquent du voisin, parce qu’ils savent se passer de lui. Et, quand le voisin est mauvais coucheur, qui osera dire qu’ils n’ont pas raison? Ne va pas cependant me croire tout prêt à prendre le turban ou le fessi grec. Mon père a déjà pris les devans à ce sujet, et me fait déjà la leçon pour m’empêcher d’entrer au service de la Grèce. C’est une envie qui ne me viendra certes pas. A part les considérations d’utilité ou d’avantages, je serais par trop dépaysé. Mieux valent, pour moi, nos mœurs européennes. C’est précisément ce que répondrait un bon musulman. Et ne trouverions-nous pas bien drôle qu’il vînt nous chapitrer pour nous prouver qu’il faut porter turban, larges culottes et ne pas manger de porc? Pour ce dernier point, cependant, je pourrais bien être de son avis : depuis un mois j’en ai régulièrement mangé deux fois par jour; et quoique, dans ce pays, le porc soit aussi savoureux que nos meilleurs moutons, je suis admirablement bien disposé à lui donner gain de cause sur ce point...


Eugène Cavaignac à son père.


Modon, 6 mars 1829.


Mon très cher père,

Tu dois avoir reçu, à présent, la lettre que je t’ai écrite de Coron, vers le 25 du mois de décembre... J’écrivis, par la dernière occasion, à ma mère et à Caroline, pour les avertir que j’étais proposé pour la croix... Nous avons été, pendant six semaines, sans nouvelles de France. Quel supplice pour nos nouvellistes et pour nos philhellènes renforcés ! Celles que nous recevons ne nous apprennent rien relativement à nous-mêmes, et nous sommes, comme auparavant, fort incertains sur le plus ou moins de temps qu’il