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de mépris des autres, — je veux dire les soldats irréguliers, — se dispersera bientôt si le père (c’est le nom de Fabvier), si le père les abandonne.

J’ai vécu un mois à Coron avec des officiers qui ont été avec Fabvier depuis son arrivée en Morée, Je voudrais pouvoir te raconter toutes leurs histoires. Tout ce qui compose ce corps d’officiers n’est pas mauvais. Il y a eu des aventuriers, sans doute ; mais ils sont repartis lorsque la misère a été plus forte que leur ambition ou même que leur courage. Ce qui reste est en général bon. On ne se figure pas ce que ces malheureux ont eu à souffrir, et, — position bizarre, — à souffrir avec des soldats qui ne souffraient de rien et donnaient l’exemple. On parle de la sobriété des anciens ; on parle des Espagnols et de tant d’autres ; mais quelle est la nation qui trouverait chez elle cette armée de soldats sans habits, sans solde, vivant avec cinq ou six olives et se battant par-dessus le marché? Ces gens-là nous vaudront bien un jour...

...Adieu, je veux répondre à Caroline et t’embrasse de tout mon cœur.


Eugène Cavaignac à sa sœur[1].


Modon, 21 janvier 1829.

... Quand nous étions au camp et que le temps n’était pas à nous, je me rappelle que je vous écrivais quelquefois, pendant quatre ou cinq jours, à bâtons rompus. Même, il y avait du mérite, car, assis par terre et n’ayant d’autre table que les genoux, les idées ne viennent pas. Qui diable croirait cependant que l’esprit dépend d’une jambe plus ou moins à son aise, d’un coccyx plus ou moins froissé? Tu crois peut-être que ceci est une plaisanterie? Adresse-toi aux Turcs, ou même simplement aux Grecs ; demande-leur s’ils s’engagent légèrement dans les affaires sérieuses. Ils sont là-dessus mieux avisés que nous. Ils commencent par prendre un bon bain bien chaud. Non contens de cela, et dans la crainte qu’un seul muscle, fût-ce celui de l’orteil, ne paralyse le travail de la tête, ils se font bien frotter, bien battre à petits coups, se font même claquer les doigts ; et c’est alors, et lorsque tout est bien en place et dans l’état où Dieu l’a fait, qu’ils se mettent à la besogne. Nous nous moquons bien d’eux et ils nous le

  1. La sœur d’Eugène Cavaignac était âgée de dix-sept ans.