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Un ami me fait cette confidence : « Depuis douze ou treize ans que-je fais le métier de critique, j’estime que, malgré ma douceur naturelle et une nonchalance qui a quelquefois les mêmes effets que la bonté, je me suis bien fait, en moyenne, deux ennemis par mois. Je me résigne à leur malveillance, mais comme on se résigne à ce qui est injuste. Car le ressentiment devrait être en raison du mal qu’on a voulu nous faire : et je n’ai jamais pensé ni voulu causer une douleur réelle à ceux dont je goûtais peu les productions écrites. C’est que, bénévolement, je les croyais de sens droit et d’âme haute. Dans l’instant où j’exprimais le chagrin que m’avaient causé leur prose ou leurs vers, je sous-entendais (mais était-il donc besoin de le dire ? ) que, les jugeant uniquement sur quelque chose d’aussi hasardeux qu’une imitation de la vie dans un roman ou une pièce de théâtre, je ne les jugeais pas en tant qu’hommes, ni en tant que pères, fils, maris, amans ou citoyens, — ni même en tant qu’êtres intelligens. »

Ne craignons jamais de citer Boileau. Cet homme excellent a tout à fait raison quant au fond de l’affaire, dans un passage connu de la Satire neuvième : il n’a que le tort d’y mettre de la malice et, vers la fin, de trop bouillonner sur la littérature :


En blâmant ses écrits, ai-je d’un style affreux
Distillé sur sa vie un venin dangereux ?
Ma Muse en l’attaquant, charitable et discrète,
Sait de l’homme d’honneur distinguer le poète.
Qu’on vante en lui la foi, l’honneur, la probité,
Qu’on prise sa candeur et sa civilité,
Qu’il soit doux, complaisant, officieux, sincère,
On le veut, j’y souscris, et suis prêt à me taire.
Mais que pour un modèle on vante ses écrits, etc.


On peut avoir fait un mauvais drame, et non seulement n’être pas-un sot, mais encore, par d’autres dons que ceux qui font le bon dramaturge et le bon écrivain, par un autre tour d’imagination, par l’activité, l’énergie, la bonté, par toute sa complexion et sa façon de vivre, être-un individu plus intéressant et de plus de mérite que tel littérateur accompli dans son genre. Cette vérité tout élémentaire, toute naïve, est de celles que nous oublions le plus, scribes étroits que nous sommes.

Que l’auteur de Frédégonde porte légèrement l’insuccès d’une entreprise qui ne fut point déshonorante ! Ce n’est pas sur Frédégonde que Dieu le jugera, heureusement pour lui.