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ne s’en vante pas et qu’il s’ingénie au contraire à dissimuler ses emprunts, il a tout simplement puisé dans les bons auteurs. Il a mis à contribution Rabelais, Boccace, Guillaume Bouchet, Béroalde de Verville, Bonaventure Despériers, Noël du Fail. Car il a une bibliothèque, moins bien fournie sans doute et autrement composée que la librairie de Montaigne, mais présentable encore. Cet homme de guerre aime les livres, en a soin, les tient en bel ordre : cela lui fait singulièrement honneur. Mais enfin beaucoup des aventures que relate Brantôme sont du domaine des faits. lien a été le témoin et il s’en porte garant : « J’ay veu... j’ay cogneu... j’ay ouy dire. » Ou encore il en a été le héros. Il se met en scène, en se cachant, avec une modestie toute gasconne, sous des périphrases où on le devine tout de suite : « Un fort honneste gentilhomme... un gentilhomme que l’on cognoist sans le nommer... un honneste gentilhomme et des moins déchirez de la cour... un gentilhomme qui n’estoit point des plus impertinens... » N’ayons donc garde d’en douter, ce sont choses arrivées et choses contemporaines : c’est de l’histoire. Par suite rien n’aurait été plus facile que de produire les noms. Cela même aurait pu piquer la curiosité et ajouter au récit quelque attrait de mauvais aloi. Mais c’est un procédé dont Brantôme ne supporte même pas l’idée. Il a trop de scrupules. N’est-ce pas lui qui a composé tout un discours sur ce qu’il ne faut jamais mal parler des dames? « J’ai protesté de fuir en ce livre tout escandalle, car on ne me sçauroit reprocher d’aucune mesdisance. Et pour alléguer des contes et en taire les noms il n’y a nul mal, et j’en laisse à deviner au monde les personnes dont il est question : et bien souvent en penseront l’une qui en sera l’autre[1]. » Cela est sans réplique; du moment qu’on ne désigne pas les gens, pas même par un pseudonyme, pas même par une initiale ou par un titre, il est de toute évidence qu’il n’y a pas d’« escandalle ».

Mais voici ce qui est capital. La grivoiserie anonyme de l’ancienne France s’était exercée presque exclusivement aux dépens des petites gens. Fruit de la verve bourgeoise ou populaire, ces anecdotes, qui couraient les ateliers, les échoppes, les chaumières, se sentaient des lieux où elles avaient pris naissance. Voulait-on rire un peu, et puiser au répertoire des drôleries consacrées, aussitôt on s’encanaillait. Cela, pour le cercle de la cour, était intolérable et, quand on y songe, absurde. Car, les vilains qui n’ont pas accès dans l’antichambre de la reine ne doivent pas occuper l’esprit des déesses qui y tiennent leur

  1. Brantôme, IX, 577.