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bien qu’ils aient dépassé en horreur tout ce qu’on avait encore vu, n’ont pas causé plus d’émotion dans l’Europe occidentale que la répression de l’insurrection polonaise en 1863. L’Angleterre a poussé les premiers cris d’indignation, et lord Salisbury a tenu un langage qui ressemblait presque à celui de lord Palmerston. Elle a proposé de nouveau une politique de remontrances et d’intervention commune, et les espérances que les infortunés Arméniens ont pu en concevoir n’ont fait qu’accroître et précipiter l’effusion du sang. D’autres circonstances sont survenues, et l’Angleterre a pensé à autre chose. Mais de toutes les puissances de l’Europe, l’Allemagne est celle qui a le mieux dominé ses sentimens de révolte. Quelques semaines à peine après que le fleuve de sang a eu cessé de couler, on l’a retrouvée la main dans la main de la Turquie. Elle l’aide aujourd’hui à réprimer la Grèce comme la Prusse aidait autrefois la Russie à réprimer la Pologne. Et assurément elle n’agit pas ainsi par simple amour de l’art. Elle a l’espoir, probablement fondé, que la Porte ottomane lui restera longtemps reconnaissante. N’est-ce pas elle, en effet, qui l’aura aidée à vaincre les difficultés d’une situation presque tragique ? Pendant de longues années son influence sera prépondérante au bord du Bosphore. Bien plus, une véritable solidarité militaire s’établira entre l’armée allemande et l’armée ottomane, et c’est là un fait qui peut avoir des conséquences graves. Le gouvernement de Berlin a toujours affecté de se désintéresser des affaires d’Orient, mais il a toujours eu soin que son désintéressement profitât à la Turquie. Il a désormais un ami au moyen duquel il pourra, sans grand effort de sa part, influer d’une manière sensible sur les événemens futurs et jouer, suivant le mot de M. de Bismarck, le rôle d’un « courtier honnête » entre l’Autriche et la Russie. Que l’Allemagne soit en situation, dans plus d’une éventualité, d’être utile à cette dernière, c’est vraisemblable, et vraisemblablement aussi c’est ce qu’elle cherche. L’empereur Guillaume était le seul en Europe qui pût faire ce qu’il a fait; mais c’est une grande force de pouvoir tout faire sans se préoccuper du qu’en-dira-t-on, et il faut reconnaître qu’il en a joué avec une maîtrise supérieure. Sa politique se poursuit, sans atermoiemens ni défaillances, avec rectitude, avec rigueur. Nous aurions tort d’y fermer les yeux.

Politique commode, au surplus, puisqu’elle ne l’empêche pas de faire, à ses heures, partie du concert européen. Il y rentre quand il veut; il en sort quand il lui plaît; il en est un membre libre. Le comte Mouravief, qui avait pris une première initiative pour essayer d’empêcher la guerre, vient d’en prendre une nouvelle pour essayer d’en