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un bien commun dont chacun veut avoir sa part, et il se fâchait contre les impertinens qui prétendaient réduire la sienne. Il finit par leur dire : « J’avais juré de me taire, vous me forcez à parler. Sachez qu’il manquait de pain, que sans Pauline et moi, ce Lazare serait mort sur un fumier. Nous l’avons recueilli, nourri, et nous avons pansé ses plaies. S’il ne vous en a rien dit, c’est qu’il était un orgueilleux et un ingrat. Il me surpassait en génie, mais j’avais sur lui la supériorité du caractère. Je veux compter sur mes doigts tous les bienfaits dont nous l’avons accablé. Niez après cela qu’Antonio Ranieri n’ait un grand cœur et que sa sœur ne fût une sainte. » Et c’est ainsi que son amour-propre exaspéré lui a fait écrire un livre, qui est une mauvaise action.

Heureusement Messieurs les critiques en ont fait justice, et personne ne dira plus : « L’homme est démoli, l’artiste nous reste. » L’artiste et l’homme, le génie et le caractère ne faisaient qu’un; Leopardi est un charmeur, et il doit son charme à sa parfaite sincérité. « Mon très cher, écrivait-il à l’avocat Brighenti, je laisse de côté toute cérémonie; usez-en de même avec moi. Tout ce qui empêche l’expression vraie du cœur, croyez-le bien, m’est odieux, attendu que je n’ai rien de bon que mon pauvre cœur, qui ne me sert à rien. » Cette âme immortellement triste s’est toujours montrée à nu et telle qu’elle était; elle méprisait toutes les affectations, tous les artifices, tous les vains ornemens, tous les mensonges de la rhétorique, l’apprêt, le faux lustre et le fard : « En écrivant, je n’obéis jamais qu’à mon inspiration. Si elle ne me vient pas d’elle-même, vous tireriez plus facilement de l’eau d’un tronc d’arbre qu’un seul vers de ma cervelle. » Il n’est pas de poésie qui par sa limpidité merveilleuse, par son naturel exquis, par l’adorable fraîcheur de l’accent, ressemble davantage à un chant d’oiseau. Mais tandis que les oiseaux, — c’est encore lui qui le disait, — se servent de leur gosier pour fêter les beaux jours « et qu’ils semblent applaudir à la vie universelle, rendre témoignage à la félicité des choses », le rossignol de Recanati n’a jamais chanté de sa voix de cristal que les rigueurs de son destin, les amertumes de son cœur, « la puissance odieuse et cachée qui, maîtresse du monde, travaille à notre perte et l’infinie vanité de tout :


E l’infinita vanità del tutto.


G. VALBERT.