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Florence, c’était cet amour malheureux, qui, comme la musique, lui révélait des paradis ignorés. S’éloigner à jamais de sa belle Fanny, plutôt mourir! Ranieri recourut aux grands moyens, employa le fer et le feu : il lui apprit qu’Aspasie le tournait en ridicule, s’égayait à ses dépens. Le coup fut terrible et décisif. Il redressa la tête, brisa sa chaîne : « Le charme qui me fascinait, dira-t-il, est rompu, et je me réjouis de voir à mes pieds le joug que je portais. Je suis sorti de servitude; après un long délire, je recouvre la raison et la liberté. Une vie dénuée d’affections et de douces erreurs est une nuit d’hiver sans étoiles ; mais je triomphe de mon destin et j’ai vengé mon injure : couché dans l’herbe, indolent, immobile, je contemple la mer, la terre, le ciel, et je souris. »

Il faut être juste et reconnaître qu’à Naples Ranieri et sa sœur Pauline entourèrent Leopardi des soins les plus empressés, les plus tendres, que leur vigilante amitié fut la seule douceur de ses dernières années, qu’il aurait eu peine à se passer d’eux. M. Ridella a traité dédaigneusement cette Pauline Ranieri, que quelqu’un avait définie «une sympathie de première force, una simpatia di prima forza. » Qu’importe qu’elle n’ait pas eu tous les talens, tout l’esprit, toute la science que son frère se plaisait à lui attribuer? Elle eut pour Leopardi une tendresse de sœur, et il lui a rendu le témoignage qu’auprès d’elle, il sentait moins l’absence de la Pauline de Recanati.

Mais Ranieri était un de ces hommes à qui la vérité ne saurait suffire, même quand elle leur fait honneur. Il a voulu persuader à l’Italie qu’en soignant Leopardi, sa sœur et lui avaient accompli un acte de vertu surhumaine, que, des années durant, leur seule occupation avait été de disputer pied à pied à la mort la proie qu’elle leur réclamait. Cependant le 2 mai 1835, deux ans avant de mourir, Leopardi écrivait de Naples à Mme Antonietta Tommasini : « Ma santé, grâce à l’heureuse influence de ce climat, ou du lieu salubre que j’habite, ou pour une autre raison, s’est améliorée extraordinairement, et cet hiver j’ai pu lire un peu, penser et écrire. »

Est-il bien certain qu’il fallût de l’héroïsme pour vivre avec cet infirme, pour supporter ses humeurs et ses caprices, qu’atteint d’une maladie pédiculaire, on dût employer la croix et la bannière pour l’obliger à changer de linge, pour lui persuader d’entrer dans son bain ; qu’exigeant, irritable, il eût poussé à bout la patience d’un ange, que la pauvre sœur de charité ne sût parfois à quel saint se vouer? M. Guiseppe Ranieri visitait presque tous les jours cette infirmerie, où il passait d’agréables momens. Lorsqu’on 1893, M. Moroncini lui demanda