Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/215

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

diverses, un patriotisme ardent, des opinions très libres, la haine des tyrans, des jésuites et des cafards. On s’entendait à merveille et on se ressemblait bien peu. L’un, toujours inquiet, était aussi timide que fier ; l’autre était tout en dehors ; il n’avait aucune raison de se défier des hommes ni d’en vouloir au sort et à la nature, qui avait traité ce Napolitain en enfant gâté. Beau blond, à la taille élancée, aux manières gracieuses et attirantes, il était très sympathique, et ses défauts étaient séduisans. On lui passait tout, on lui pardonnait ses petites fatuités. On raconte que parfois, dans des réunions intimes, il lui arrivait de se mettre nu comme la main pour faire admirer « la beauté typique de son corps d’Apollon », et que ses amies comme ses amis n’y trouvaient rien à redire.

L’un et l’autre avaient le tempérament amoureux; mais quelle différence entre leurs façons d’aimer I Leopardi a éprouvé la plus amère des souffrances, le supplice de n’oser confesser qu’il aimait, crainte de s’exposer aux risées. Il se taisait, a-t-il dit, « tant l’excès de sa passion le rendait esclave et enfant. » A défaut de paroles, sa contenance, sa pâleur, son visage défait, ses regards anxieux et supplians, trahissaient son secret. Il tâchait de se persuader que la seule femme qui mérite d’être aimée est celle qui n’existe pas, la donna che non si trova. La dame à laquelle il prêtait foi et hommage, la dame dont il portait les couleurs était une image sans corps, « une de ces idées qu’on ne voit qu’en songe et dont le commerce rend la vie humaine semblable à la vie du ciel. » Mais plus d’une fois ce fantôme lui apparut vêtu d’une chair de femme, et cette chair l’attirait, et le désir lui rongeait le cœur.

Il se consolait en pensant que l’amour, même sans espoir, est un magicien qui enchante l’âme et les sens, que « comme la musique, il nous révèle les profonds mystères de paradis ignorés. » Cet homme, qui mourut vierge à trente-neuf ans, fut toujours amoureux de l’amour. Le 13 juin 1823, il écrivait en français à Jacopssen : « Toutes les jouissances qu’éprouvent les âmes vulgaires ne valent pas le plaisir que donne un seul instant de ravissement et d’émotion profonde. Mais comment faire que ce sentiment soit durable ou qu’il se renouvelle souvent dans la vie ? Où trouver un cœur qui lui réponde ? Plusieurs fois j’ai évité pendant quelques jours de rencontrer l’objet qui m’avait charmé dans un songe délicieux. Je savais que ce charme aurait été détruit en s’approchant de la réalité. Cependant je pensais toujours à cet objet, je le contemplais dans mon imagination, tel qu’il m’avait paru dans mon songe... Il n’appartient qu’à l’imagination de procurer