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s’arrête trop volontiers aux minuties, que, lorsqu’on plaide une bonne cause, il est inutile de multiplier les incidens et de mêler les chicanes aux griefs sérieux.

Ce fut dans l’hiver de 1830-1831 que se forma l’intime liaison qui devait fournir matière à tant de dits et de contredits et procurer aux critiques italiens une belle occasion d’exercer leur plume. Ranieri avait quitté Naples en 1826, à l’âge de vingt ans. Pendant qu’il courait le monde, un arrêt d’exil fut prononcé contre lui; on lui reprochait d’entretenir commerce avec des libéraux mal notés : il n’en fallait pas plus pour exciter les ombrages du plus soupçonneux des gouvernemens. Ce bel oiseau ne regrettait pas sa cage, peu lui importait qu’on l’en bannît à jamais. Il ne demandait qu’à jouir de sa liberté, à dépenser joyeusement sa jeunesse et la pension que servait à ses fantaisies une famille dans l’aisance. Après avoir séjourné dans plusieurs villes d’Italie, il franchit les monts, visita la Suisse, la France, l’Angleterre.

Quand il revint à Florence, il y trouva Leopardi, qui n’était point alors, comme l’a prétendu l’un de ses biographes, « un illustre inconnu». On parlait déjà beaucoup de lui, et il s’était acquis d’illustres amitiés. Mais cet homme rare payait peu de mine. Un avocat de Bologne disait de lui en 1825: « Je me suis rendu lundi soir en compagnie de Giordani au-devant de Leopardi, qui arrivait des Marches. Je me le figurais tout autre, et quand je le vis descendre de voiture avec une certaine barrette de tricot et un balandran du temps de Pie VI, il me parut impossible de reconnaître dans ce demi-bossu, maigre, aux yeux clignotans et chassieux, l’homme que Giordani proclame une mer de science. Je lui fis beaucoup de politesses; mais, soit disposition naturelle, soit que le voyage l’eût fatigué, il me parut déplaisant. » Ranieri eut le mérite de deviner sur-le-champ tout ce que valait ce demi-bossu mélancolique et défiant, qui recevait froidement les avances. Il crut à son avenir, à sa gloire ; au surplus, étant son cadet et n’ayant encore rien fait, rien produit, il ne pouvait être jaloux de son génie. Il comprit que lorsqu’on possède les qualités de l’emploi, le rôle d’ami modeste et dévoué d’un grand homme a ses douceurs et ses avantages. De son côté Leopardi semble l’avoir pris en gré dès le premier jour, et lui accorda sa confiance, qu’il ne lui retira jamais.

Pour faire les grandes amitiés, il faut de l’affinité entre les esprits et un contraste marqué entre les caractères. Comme le pessimiste de Recanati, Ranieri avait la passion des lettres et de l’étude, des curiosités