Page:Revue des Deux Mondes - 1897 - tome 141.djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nécessiteux assisté, qui accepte le bienfait et nie audacieusement sa dette.

Les nombreux adorateurs du grand poète furent comme frappés de stupeur. Ils avaient pensé jusque-là que son caractère égalait son génie ; ils admiraient sa loyauté, sa fierté, sa franchise de cœur et d’esprit, sa parfaite droiture. Quel coup porté à sa mémoire I Quelqu’un s’écria tristement : « C’en est fait de l’homme ; il nous reste le poète, L’uomo è demolito, rimane l’artista. » Mais peu à peu on se calma, on recouvra son sang-froid ; on examina de plus près le livre funeste, il parut louche, on y releva des inexactitudes, des contradictions, on se prit à douter de la bonne foi de l’auteur. Lui-même s’avisa bientôt qu’il s’était fait plus de tort que d’honneur, et il fit rechercher, pour les détruire, tous les exemplaires invendus de son libelle, qui aujour’‘hui est difficile à trouver.

Il y a trois ans, le 27 avril 1894, son frère, M. Giuseppe Ranieri, disait au professeur Moroncini : « Je ne puis comprendre comment Antonio a pu céder à la tentation d’écrire et d’imprimer certaines choses. Quand il me parla de son projet, je le détournai d’y donner suite ; il s’entêta et fit mal. On ne peut alléguer qu’une excuse à sa décharge : c’est que dans les dernières années de sa vie, il n’était plus dans la pleine et entière possession de ses facultés, et il suffit de lire son livre pour s’en convaincre. » Toutefois, si discrédité que soit aujourd’hui ce factum, M. Franco Ridella a jugé qu’il était utile de le discuter méthodiquement, pièces en main, et de réduire à néant les assertions du calomniateur. Peut-être a-t-il apporté dans son réquisitoire trop de véhémence, trop d’âpreté. On peut lui reprocher aussi d’aimer trop les détails oiseux. Pour démontrer que Ranieri, longtemps avant sa mort, avait eu le cerveau détraqué, il allègue que, devenu député, puis sénateur, l’auteur de Ginevra dormait souvent pendant les séances ; c’est un accident qui arrive quelquefois à des gens qui ne sont pas fous. Il allègue aussi que Ranieri avait la sainte horreur des lampes à pétrole, qu’il préférait les chandelles, et qu’il avait toujours sur sa table à écrire deux cailles, qu’à ceux qui s’en étonnaient, il répondait que cet oiseau a la précieuse faculté d’absorber les miasmes. « Je tiens la chose, ajoute M. Ridella, de la source la plus sûre, c’est-à-dire d’un mien ami, qui l’apprit récemment de la bouche même de Mme Ginevra Ranieri, fille de feu Godefroi et nièce d’Antonio, laquelle vit avec son vénérable oncle Giuseppe. » Je ne doute ni de la véracité de Mme Ginevra ni de l’horreur de Ranieri pour le pétrole, et je crois pieusement aux deux cailles; mais je crois aussi que M. Ridella