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ne laisse pas d’être assez affligeant. C’est bien l’envers des Élégies romaines, comme le remarque M. Baumgartner, qui accumule avec malice les détails pénibles pour défendre la morale.

Pendant ces années, de graves événemens se passaient, auxquels Gœthe ne put éviter d’être mêlé, mais qui n’exercèrent sur sa pensée aucune action efficace. Dans ses Annales, il note à l’année 1789 que « la révolution française éclata et fixa sur elle l’attention du monde. » En réalité, il ne semble point qu’elle ait dès l’abord fixé la sienne : car il en parle sur un ton plutôt badin, dans les légères Epigrammes vénitiennes qu’il composa en 1790. Modéré de nature, ami de l’ordre avant tout, aristocrate d’esprit et d’habitudes, il ne pouvait éprouver aucune sympathie pour les « principes » qui allaient semer tant de troubles et répandre tant de sang dans le monde. Aussi ses distiques exécutent-ils sommairement l’égalité et ses défenseurs : « Que nul ne soit égal à l’autre ; mais que chacun soit égal au plus haut. Comment arranger cela ? Que chacun soit complet en soi. — Le triste sort de la France peut donner à penser aux grands : toutefois, il doit plus encore faire réfléchir les petits. Les grands sont submergés. Mais qui a protégé la multitude contre la multitude ? La foule est devenue le propre tyran d’elle-même. — Tous les apôtres de la liberté me furent toujours odieux : chacun ne cherchait au fond que l’arbitraire pour vivre. Veux-tu délivrer le peuple ? Ose le servir. Veux-tu savoir combien cela est dangereux ? Fais-en l’épreuve. — Les rois veulent le bien, les démagogues aussi, dit-on ; mais ils se trompent. Ils sont, hélas ! des hommes ainsi que nous. La multitude ne gagne jamais rien à vouloir pour elle-même. Nous le savons, mais, qui sait vouloir pour nous tous, qu’il le montre ! »

Quand Gœthe interrompait ses rêveries érotiques ou ses méditations païennes pour formuler en distiques ces banales réflexions, il regardait sans doute la Révolution comme un orage éloigné, en songeant peut-être au sage de Lucrèce, tranquille sur son rivage pendant que les matelots se débattent contre la mer irritée. Il ne prévoyait pas que le « triste sort de la France » allait troubler le monde, que bientôt l’Allemagne et le pacifique duché de Saxe-Weimar-Eisenach, et Charles—Auguste, et lui-même, seraient entraînés dans la bagarre. Ce fut pourtant le cas. Le duc de Weimar était colonel prussien. Quand les alliés envahirent la France, il dut partir avec son régiment, — un régiment d’avantquestions modernes, métaphysiques et sociales ont trouvé place dans certains de ses poèmes. Et il y fait aussi entrer la science très largement, ce qui ne l’empêche pas de penser comme Verlaine :